Entretien, réparation, mise à l’eau, hivernage… La vie du chantier naval Scheurer SA à Nidau est à l’image de celle des autres chantiers navals suisses. « Un boulot quotidien et passionnant qui nous fait gagner notre vie », résume, pragmatique, le patron des lieux situés en aval du lac de Bienne, le long de la Thièle. A 63 ans, l’homme est tout sauf un novice dans le monde de la navigation, comme dans celui de la régate. Côté formation, il a suivi un apprentissage de constructeur de bateaux à Spiez, au bord du lac de Thoune. Puis s’est spécialisé dans une entreprise sise au Tessin où, en 1972, des idées plein la tête, il développe le Fighter, catamaran de sport précurseur du futur A-CAT. En 1969, Res (prononcez Rès) Scheurer décide de devenir son propre patron. Il fonde son entreprise à Büren, puis déménage son chantier naval à Nidau, près de Bienne. Très vite, en sus des travaux courants, il développe sa propre ligne stratégique : «Elle s’appuie sur le travail des bois fi ns avec une finition exemplaire. » Et tout aussi vite, le chantier Scheurer se fait une réputation qui dépasse largement les frontières du Seeland. Nombreux sont les propriétaires de vieilles coques en bois qui demandent à l’équipe de spécialistes de Nidau de restaurer leur embarcation à voile comme à moteur : « Nous ne faisons pas de différence », précise-t-il.

Une fibre pour la vitesse
Navigateur, Res Scheurer est avant tout un adepte de la vitesse sur l’eau : « J’aime glisser, poussé par le vent. » Il revient donc à ses premières amours et développe une fi bre spécifi que pour les catas de sport. Impossible également pour lui de ne pas toucher au Tornado, série olympique qui a largement fait parler d’elle, des Jeux de 1976 à Montréal à la mémorable et spectaculaire dernière manche « surventée » de Qing Dao aux JO de Pékin en 2008. Avec un regret tout de même : « La jauge olympique ne laisse que très peu de liberté au constructeur… » Logique donc que cet expert aux examens de CFC de constructeur de bateaux ait opté pour le développement d’une bête de course. « Le A-CAT, c’est la liberté en atelier comme sur l’eau, c’est ce qui le rend fascinant ! » Car dans cette classe dite de « constructeur », seuls la longueur, la largeur, le poids et la surface vélique sont définis. Il ajoute qu’à ses yeux, réaliser des bateaux de course « fait partie de la formation des apprentis. Ici, on travaille avec des matériaux et des techniques d’avant-garde ! » Une réalité que son fils Dominique ne peut que confirmer. Les techniques apprises auprès du paternel lui ont ouvert les portes de la Formule 1 au sein des écuries Sauber-BMW et Toyota. Aujourd’hui, il a le mandat de réaliser la plus grande aiguille des secondes en fi bre synthétique pour une horloge qui prendra place sur l’un des gratte-ciels de Dubaï. Dans la construction navale de pointe, nombreux sont les composants qui, comme le kevlar, le carbone, le titane ou les résines synthétiques, connaissent une application ou proviennent de l’aéronautique et plus spécialement du vol à voile. « Tout comme les équipements », souligne Res Scheurer en présentant la dernière de ses acquisitions, d’origine allemande. « Cette machine à laminer le carbone est unique en Suisse ! » Avantage de la bête, elle permet de régler avec une tolérance de 2% (c’est-à-dire de 2 grammes sur 100) et toujours la même régularité, la quantité de résine chauffée qui imbibe les draps de carbone des futures coques. « Avec cette précision, nous obtenons le meilleur des renforcements entre tension et traction aux endroits stratégiques. Impossible à obtenir avec un laminé manuel ! » Cet objectif perpétuel d’optimisation de la qualité reste l’occupation première de Res Scheurer. Les A-CAT en contre-plaqué des années 1975-76 qui pesaient 110 à 120 kg ne sont plus qu’un lointain souvenir. Les derniers nés affichent, complets avec mât, voile et accastillage, 75 kg sur la balance pour un prix neuf d’environ CHF 30’000.

Un nouveau défi pour l’avenir
Le Seelandais a développé ses coques triangulaires « pour augmenter la portance et ressortir plus vite de l’eau quand elles enfournent ». Il les réalise et les durcit dans des moules chauffés à température constante. Aujourd’hui, ses dérives courbées rappellent les nageoires pectorales démesurées d’un grand requin pélagique, le Longimanus ou squale à pointes blanches de haute mer. « Des développements pareils sont impossibles sans le feedback des régatiers », avoue modestement le constructeur qui couvre 80% du marché suisse du A-CAT et qui exporte ses catamarans aux coques ultra rapides dans toute l’Europe. Le chantier naval Scheurer SA est situé sur une île, encerclé d’eau par le lac de Bienne, l’Aar et la Thièle. Dans ce cadre, la municipalité de Bienne, propriétaire des parcelles voisines, prévoit de construire un lotissement d’appartements sur un site réaménagé « à la petite Venise » et dénommé Agglo-Lac. Res Scheurer ne veut pas laisser passer sa chance et compte développer encore son entreprise. Avec le concours d’un architecte urbaniste munichois de renommée européenne, il va construire un nouveau chantier naval en liant ce projet de rénovation avec un nouveau défi de constructeur. « Les catamarans M3, ça me tente beaucoup. Je suis en train de voir si avec notre expérience, on peut se lancer… » Avis aux amateurs de bêtes de course !