Un petit rappel des faits s’impose afin de mieux cerner les tenants et aboutissants de cette réalisation : le statut de Challenger of Record obtenu par Oracle devant le tribunal new-yorkais a conféré aux Américains le droit d’affronter le Defender Alinghi au meilleur des trois manches sur un multicoque géant. Si la cour de justice a fi xé la rencontre à février 2010, elle n’a pas précisé dans quel hémisphère Alinghi devait établir le lieu du duel. Cette lacune pourrait donc théoriquement entraîner de nouveaux recours juridiques, Alinghi se sentant libre de recourir à une zone de navigation moins favorable que Valence à la confi guration du bateau d’Oracle. Par ailleurs, Oracle n’ayant toujours pas communiqué le « custom house registry » authentifi ant le bateau censé disputer le dog match, les rumeurs vont bon train sur la construction d’un autre multicoque américain plus performant. Quoiqu’il en soit, le choix du lieu doit être rendu public en août par le Defender (à suivre dans les news de www.skippers.tv).

Du nouveau dans la continuité
Ainsi que le souligne Grant Simmer, directeur général d’Alinghi et coordinateur du design, ce projet diffère des deux campagnes précédentes par son côté extrême, mais il existe tout de même des similitudes. La première qui s’impose est la plateforme internationale de talents mise en place par Alinghi. Une quarantaine de personnes issues de 16 pays différents (dont 4 Suisses) ont travaillé en interne à la réalisation du catamaran. Le noyau anglo-saxon a été renforcé par le spécialiste du multicoque Nigel Irens (qui a notamment dessiné Idec, détenteur du record autour du monde en solitaire avec Francis Joyon à la barre) : l’architecte anglais a notamment travaillé dès le départ sur le concept, la forme des coques et les appendices. Son associé Benoît Cabaret a quant à lui apporté son expertise au design des foils et aux décisions relatives aux performances. Michel Marie parti chez Oracle, c’est l’ancien responsable du design de Mascalzone Latino qui a assuré la « latine touch » de la direction des opérations, Silvio Arrivabene. Ce qui s’entend dès les premiers pas dans la base de Villeneuve, où de nombreux italophones ont été recrutés. La continuité c’est encore la collaboration étroite avec l’EPFL en matière de développement, notamment pour la simulation des fl uides et les test de matériaux, ainsi que la collaboration avec Décision SA (voir l’interview de Bertrand Cardis en page 26).

Evoluant au rythme des rebondissements juridiques, la construction du multi géant a connu deux phases de développement. L’équipe de Grant Simmer a commencé à travailler sur le design en décembre 2007 pour entamer la construction en mai 2008 à Villeneuve. Lorsque la Société Nautique de Genève a remporté son appel fin juillet en deuxième instance, le chantier a connu une pause mais il était déjà aux trois quarts de sa réalisation. Enfin, lorsqu’en avril le tribunal a de nouveau renversé la vapeur le chantier a repris de plus belle. Les principales diffi cultés à surmonter résidaient dans l’énormité structurelle du bateau (35x24m) ainsi que dans la construction de nombreuses pièces pour lesquelles Alinghi ne disposait d’aucune expérience. Lorsqu’il compare la réalisation de ce bateau avec celles des vainqueurs de la Coupe en 2003 et 2007, Grant Simmer retient qu’il est plus excitant et plus exigeant que les bateaux précédents, et surtout que la flexibilité de la jauge a permis des choix beaucoup plus radicaux.

Par-delà les montagnes
Après sa mise à l’eau par un hélicoptère sur-puissant venu de Russie, le nouveau multicoque géant d’Alinghi va rester en phase de tests plusieurs semaines sur le lac Léman, avec peut-être une tentative de battre le record du Ruban Bleu autour du Léman à la clé. Le programme de navigation prévoit l’entraînement de 23 marins. Ils contribueront notamment à l’élaboration de tous les systèmes embarqués. Le résultat de leurs manœuvres et des techniques de navigation empiriques déterminera le nombre d’hommes à bord en février 2010. Entre-temps, Alinghi quittera le lac à l’automne pour la Méditerranée, à nouveau hélitreuillé (à suivre sur www.skippers.tv !), puis en cargo jusqu’au fameux lieu de la rencontre tant attendue par l’ensemble de la communauté américacupiste.

J’ai visité le chantier d’Alinghi 5 avec Rolf Vrolijk

Jeudi 2 juillet, zone industrielle de Villeneuve. Quelles sensations de découvrir le catamaran Alinghi 5 en avant-première, de surcroit avec les commentaires de son architecte principal Rolf Vrolijk ! Partageant ce privilège avec deux journalistes de la presse quotidienne, nous pénétrons dans l’énorme chapiteau (40×30 mètres) depuis démonté. Affairés de part et d’autre des énormes coques, les constructeurs savent que le compte à rebours de la mise à l’eau leur permet à peine de lever les yeux sur nous, un sourire apparaissant devant nos mines ébahies. Au loin, Alain Gautier se penche sur les plans et jauge le bras de liaison arrière. Près de 25 mètres le séparent du bras de liaison avant. Consultant auprès du design team d’Alinghi au même rang que Nigel Irens, le skipper français s’avoue impressionné par le niveau d’engagement des forces en présence: « sur les projets de multicoques océaniques nous sommes peut-être trois ou quatre à intervenir au design team, voire une dizaine sur un projet tel que Kingfisher, mais là nous nous réunissons à quinze ou vingt, avec en plus les moyens et l’intelligence qui suivent ! ». A quel niveau intervient le marin français reconverti au D35 ? « Alinghi m’interroge par exemple sur le mat ou la position des dérives, mes réponses sont prises en compte parallèlement au feedback des autres intervenants ». Entre les deux coques qui s’étalent pratiquement sur toute la longueur de la tente, un filet d’une surface équivalent à deux terrains de tennis flotte à 5 mètres du sol à l’arrière de la plateforme, tandis qu’un gigantesque bout dehors (20 mètres à vue de nez) semble percer les airs à l’avant. Les virements de bord s’annoncent sportifs. « Il y a un barreur par coque » se sent presque obligé d’expliquer Rolf Vrolijk qui devine notre désarroi. Le mât n’est pas encore monté mais il tutoie les 60 mètres. Alinghi 5 ne flotte pas encore mais chacun de ses détails reflète l’extrême. L’architecte principal poursuit : « par rapport à un maxi catamaran océanique il pèse moitié moins (près de 20 tonnes une fois gréé) mais comporte moitié plus de voilure (plus de 1000m2). Le plus gros problème a résidé dans la simulation car personne ne dispose d’aucune expérience dans cette catégorie de taille». Inutile dès lors de préciser que les premières manœuvres sur le Léman s’entourent d’un maximum de précautions. « De toutes façons la première semaine suivant la mise à l’eau nous ne prévoyons que des études statiques, à vitesse zéro, puis nous étudierons la vélocité en augmentant petit à petit ». Même si toutes les pièces ont été testées maintes fois avant d’être assemblées, l’analyse des fibres optiques parcourant l’ensemble du catamaran afin de mesurer les forces exercées dessus une fois montées sera un exercice quotidien. « Comme la jauge était très ouverte c’est nous qui avons dû nous fi xer des limites et des règles, basées notamment sur des objectifs de stabilité et de répartition des forces. Du seuil de bascule défini ont alors découlé les tailles et les poids » continue le Hollandais polyglotte, qui ne recule devant aucune question : « Alinghi 5 décolle à partir de 7-8 nœuds et est plutôt conçu pour des conditions lémaniques, idéalement autour de 20 nœuds, d’ailleurs c’est la structure du F41 lacustre Alinghi qui nous a beaucoup inspirés, et nous avons beaucoup navigué dessus à Valence. Ce n’est pas tellement la vitesse pure qui a été privilégiée mais l’angle de remontée au vent. C’est aussi pour cette raison que nous recherchons un endroit avec des conditions météorologiques stables, il ne faudrait pas que tout cette énergie aboutisse sur un simple pile ou face». S’entraînant d’arrache pied en D35, les marins rentrent maintenant en scène et vont pouvoir valider les choix des designers. Pour autant, le programme de construction n’est pas fini : « nous affichons déjà 100 000 heures de construction au compteur mais continuons dorénavant sur la fabrication de pièces de rechange afin de pouvoir réagir rapidement aux résultats des essais sur l’eau. Vous savez, allonger ou raccourcir le safran de 15cm peut donner 2km d’avance sur un même parcours…». Rolf Vrolijk assène alors : « à Valence la coque d’Alinghi avait changé sept fois de confi guration avant de nous donner pleine satisfaction ».