Abu Dhabi

« D’une aile à l’autre, le couloir du bâtiment fait 1 km, mais notre plage privée est encore plus longue. Remarquez les 114 dômes de l’ensemble : le principal culmine à 72,6 m ! Vous pouvez compter les chandeliers : il y en a 1 002 au total, et le plus lourd pèse 2,5 tonnes ! » Interrogé sur la facture totale de tous ces superlatifs, Mohammed, attaché de presse de l’Emirates Palace, est lui-même saisi par le vertige des chiffres : son estimation oscille entre 3 et 4,6 milliards de dollars US. Une visite des suites qui ont hébergé George W. Bush, Tony Blair, Nicolas Sarkozy ou Elton John en dit long sur la surenchère du luxe et du confort. Ici, on facture 30 000 francs suisses la nuit, petit-déjeuner non compris. Mais si l’on n’est pas encore saisi par la démesure des lieux, on peut encore aller photographier, au rez-dechaussée, les maquettes des futurs musées d’Abu Dhabi, dessinés par les stars de l’architecture contemporaine Frank Gehry, Tadao Ando, Jean Nouvel et Zaha Hadid.
L’émirat s’est développé sur une terre plate et sablonneuse, baignée par les eaux du Golfe Persique. Traversant le sud de l’Arabie à la fin des années 40, le Britannique Wilfred Thesiger – un explorateur de la dimension de Lawrence d’Arabie – décrit ce territoire comme « une bourgade délabrée dominée par un grand château, avec quelques palmiers ». Rien de très attractif à priori. Un quart de siècle plus tard, la découverte et l’exploitation des gisements d’or noir (9% des réserves mondiales) offrira à ce paysage minimaliste la plus spectaculaire des métamorphoses.
Damant le pion à sa rivale Dubaï – souvent critiquée pour ses carences culturelles -, la capitale des Emirats arabes unis semble aujourd’hui déterminée à miser sur des attractions touristiques plus roboratives pour l’esprit. N’a-t-elle pas déjà donné le ton avec la récente inauguration d’une Grande Mosquée si imposante que certains critiques provocateurs l’ont taxée de « Vatican islamique ».

Cet ouvrage de marbre blanc se veut un symbole de tradition, mais aussi d’hospitalité et d’ouverture aux visiteurs de toutes origines, quelle que soit leur religion. Troisième du monde par sa superficie (412 000 m2), le sanctuaire peut accueillir 40 000 fidèles. Les musulmans, fascinés par le dôme culminant à 70 m et le plus grand tapis du monde (5 627 m2) ne manquent pas de relever avec étonnement l’omniprésence de motifs floraux réalistes, décorant les parois vitrées et les colonnes incrustées de marbres rares. Dans leur religion, cette thématique est plutôt inhabituelle pour un lieu de prière.

Emirs et mirages
Sous l’impulsion de Sheikh Zayed, à la tête du pays de 1971 à 2004, la dynastie dirigeante a défini une politique économique d’« après pétrole ». Car même s’il affi rme posséder encore des réserves d’hydrocarbures pour les 150 prochaines années, le plus riche des émirats souhaite voir l’or noir ne représenter que 33% de son PIB, contre les 65% des années
70. Cette diversification des revenus passe par les services, le tourisme, l’éducation, l’industrie et le commerce. On entend aussi – dans le discours officiel – privilégier l’écologie.  Ecologie ? Un bien grand mot dans une Fédération qui ouvre des pistes de ski sous la canicule et désalinise des milliards d’hectolitres pour arroser ses jardins et pelouses… Foin de paradoxe : le bureau Norman & Foster brandit son projet de Masdar, la première ville sans voitures ni émissions de gaz, où tous les déchets seront recyclés, et dont les 90 000 habitants (dès 2016) ne consommeront que de l’énergie solaire. Le plan général de la cité conjugue technologies de pointe et urbanisme arabe traditionnel. On ne s’y déplacera qu’à pied ou dans des bulles à guidage magnétique. Devis : 22 milliards de dollars ! Première étape de ce développement, le cœur de Masdar comprendra une grand-place, un hôtel cinq étoiles, une résidence, des centres de congrès et de loisirs ainsi que des commerces. Les bâtiments, dont l’architecture s’inspire des formes créées par l’érosion dans les canyons d’Arabie, seront coiffés de toitures végétalisées et de panneaux photovoltaïques. « Poudre aux yeux ! », objectent déjà quelques scientifiques peu convaincus, alors que la presse locale commente un fabuleux contrat en suspens, portant sur la livraison de deux réacteurs nucléaires d’une valeur d’environ 10 milliards de dollars. Sur le terrain, le bétonnage est omniprésent. Partout se dressent des palissades fl anquées d’énormes posters dessinant des buildings à l’allure futuriste. Les dunes se hérissent de gratte-ciel, dans le va-et-vient permanent des grues et des pelles mécaniques animées par une main d’œuvre indienne, pakistanaise ou palestinienne, corvéable à souhait.

« L’an dernier, nos projets de construction étaient estimés à 190 milliards de dollars », déclare Karim, consultant immobilier, avant d’évoquer l’effondrement du secteur à Dubaï. « Leurs principaux projets d’infrastructures ont toutefois pu être sauvés, notamment grâce à notre soutien financier. Nous jouons à fond la carte de la solidarité avec nos voisins, quand bien même notre propre modèle présente aussi des symptômes d’essouffl ement. Notre inflation galope. Un exemple : nous sommes devenus la destination hôtelière la plus chère du monde (CHF 285.- en moyenne pour une chambre). Pour tout vous dire, ce qui plombe le pays, c’est l’opacité. Les émirats sont gérés comme une entreprise privée. » A ces griefs, les promoteurs répondent par une fuite en avant, menée à la vitesse d’un bolide. Le Ferrari World, un parc à thème dédié à la Formule 1 et imaginé suite à la récente organisation d’un premier Grand Prix aux EAU ne constitue-t-il pas l’un de leurs prochains fantasmes ? De telles extravagances sont-elles bien réalistes dans un contexte économique frappant déjà durement le voisinage immédiat ? Et si l’émergence de nouveaux paradigmes rendait obsolètes ces projections de science-fi ction, avant même leur concrétisation ?

Iles au trésor
A tous les sceptiques, l’émirat oppose déjà Desert Islands, sous la bannière de « zéro carbone, zéro déchet ». Imaginez un ensemble de huit îles naturelles, situées sur la côte ouest, dédiées à de nouvelles infrastructures de loisirs répondant aux normes du développement durable… Celle de Sir Bani Yas, désormais ouverte aux vacanciers, abrite les prémices du Parc Naturel National d’Arabie, la plus grande réserve animalière du Golfe. Les sables jadis stériles ont déjà vu pousser une savane de trois millions d’arbres plantés manuellement, et reliés chacun à un système d’irrigation. S’y ébrouent différents herbivores (dont certaines espèces à sauvegarder), girafes, autruches et guépards. Cette attraction devrait suffire à remplir les 64 chambres du palace 5 étoiles récemment inauguré, et dont le décorum raffiné distille un exotisme teinté d’« Out of Africa ». Installations sportives, spa, gastronomie… le tout à un peu plus de deux heures de la capitale, par une autoroute bordée de végétaux la protégeant de l’ensablement, ou alors par hydravion, pour les plus nantis. La région de Liwa et du désert Rub al-Khali propose, quant à elle, une immersion dans l’environnement naturel et la culture bédouine. Pendant des siècles, les tribus autochtones fi rent de cette oasis un véritable sanctuaire. A environ 170 km au sud d’Abu Dhabi, la présence d’eau assurait la survie des familles, du bétail et des plantations de palmiers-dattiers. La plupart des tour-opérateurs locaux y organisent des safaris en 4×4, du surf ou du ski sur dunes, des balades à dos de dromadaire, à pied ou en VTT, avec campements et escalade dans les oueds. L’expérience d’un dîner sous tente traditionnelle, soleil couchant, est de celles qu’on n’oublie pas.
* « Ras al-Khaimah : l’America’s Cup chez les cheiks en blanc », à lire dans le Skippers n°32 ou dans la rubrique « Croisière » de www.skippers.tv

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