Combien d’images d’Épinal sur la Polynésie n’avons-nous pas embarquées dans nos bagages en nous envolant pour Tahiti ? Mythe du Paradis perdu, de l’Éden austral, des ensorcelantes vahinés… Il faut dire que depuis notre plus tendre enfance, nous sommes tous abreuvés de ces clichés idylliques. Les révoltés du Bounty et leur mutinerie, Jacques Brel et ses Marquises, les tableaux de Gauguin ou bien encore les nus du photographe Als Sylvain.

Incontournable antichambre du grand voyage, l’interminable vol vers les antipodes (compter au minimum 22h pour pouvoir enfin poser le pied sur l’île de Raiatea) est un supplice du genre, un temps suspendu entre hâte et doutes. Impatience de se plonger sans retenue dans l’un des plus grands fantasmes du plaisancier. Crainte d’un revers de décor désenchanteur. N’y a-t-il pas des rêves de gosse qu’il vaut mieux épargner de peur de les perdre ?

Trop tard, de toute façon ! Sans le moindre répit, les portes de l’avion à peine ouvertes, la Polynésie nous aspire vers de tentatrices douceurs. Accueil musical quasi triomphal, danses, colliers de fleurs, chaleur visiblement sincère des locaux. Imparables chants des sirènes !

Nous effleurons à peine l’île de Tahiti, l’industrieuse, et sa capitale Papeete en dépit de leurs indéniables charmes tropicaux. Pas envie de concentration touristique, de fourmillements commerciaux, encore moins d’asphalte et d’embouteillages. Partir vite vers les Iles sous le Vent, les fameuses, Bora Bora en tête. S’empresser de rejoindre le bord de Chris Marie, spacieux Moorings 4 600 de location, et larguer les amarres avec un appétit d’ogre.

Devant notre étrave, quatre jardins d’Eden

Disposant de onze précieux jours pour explorer l’archipel, nous concentrons notre programme autour des quatre îles les plus proches de notre marina, au détriment de Tupai et de Maupiti. Beaucoup plus éloignées, ces dernières nous auraient obligés à un rythme de navigation soutenu, au détriment des escales. Éternelle question de choix, indissociable de chaque voyage.

Raiatea, Tahaa, Huahine, Bora Bora, nous divaguerons autour de quatre îles montagneuses aux silhouettes similaires. Massifs élevés au centre (plus de mille mètres pour le mont Tefatua !), aux pentes abruptes et aux infinis dégradés de vert. Étroits espaces de vie en bord de mer, coincés contre la roche.Raiatea, la plus grande, la plus sauvage en son intérieur, est l’île sacrée par excellence, le foyer de la culture polynésienne. Première émergée des eaux dans la mythologie, elle possède encore de nombreux vestiges cultuels, les marae, dont le pouvoir spirituel semble encore marquer les esprits. A l’exception des compagnies de charter qui ont toutes jeté leurs bases à proximité du petit aéroport, l’activité touristique y est rare.

Se partageant le même lagon, Tahaa l’agricole est l’île des senteurs et des cultures. Vanille, coprah, taro, bananes, mangues, pommes étoiles, ananas, citrons… Le climat est propice à une nature de cocagne, généralement exploitée de manière extensive. Sur ses rives, plusieurs fermes perlières tirent de la fécondation des huîtres la perle noire à la renommée internationale.

Huahine, « l’île femme », conserve une authenticité hors du temps, que ne dépareillent pas les quelques petits hôtels et pensions de familles. La vie y semble encore plus douce qu’ailleurs, la nonchalance y est hautement contagieuse. Son surnom viendrait de la forme de ses reliefs, en abordant la passe de Fare, censée représenter une femme allongée, les jambes repliées, en position d’accouchement.

Bora Bora, enfin, « la perle du Pacifique », est un concentré de paysages de cartes postales, en dépit de la profusion d’hôtels sur pilotis. Haut-lieu du tourisme de luxe, les mouillages y sont pourtant déserts et sauvages, pour le plus grand bonheur de notre équipage. La beauté célébrissime des reliefs, derrière lesquels vient s’enfl ammer chaque soir le soleil couchant, est à la hauteur de la légende. Point de revers de décor donc.

Maeva ! Bienvenue !

« Ia Or ana ! » Ah, ce fameux bonjour à la tahitienne doucement susurré à chacune de nos rencontres… L’accueil est immuablement chaleureux, sincère, à en oublier notre statut d’éphémères visiteurs. Partout règne un esprit de village totalement décontracté, à taille tellement humaine. Difficile de ne pas secrètement envier les quelques Popa’a, ces « Peaux Blancs » qui ont osé – douce folie ou sagesse ? – poser définitivement leurs valises en ces lieux enchanteurs.

L’atmosphère des Iles sous le Vent marquera d’un sceau indélébile nos mémoires de voyageurs. Réminiscences auditives, lorsque tôt le matin, jouissifs prémices d’une nouvelle journée sous les tropiques, s’élève le chant anarchique des coqs, soutenu par la mélopée grinçante des insectes. Réminiscences olfactives des senteurs entêtantes des colliers de fl eurs suspendus dans notre carré, auxquelles se mêle la puissante odeur de la forêt dévalant les fl ancs noir basalte des massifs. Réminiscences visuelles, infinies.

Les eaux polynésiennes ne contribuent pas plus que leurs îles à ébrécher ce satané mythe du paradis austral. Même les couleurs s’en donnent à cœur joie, du vert émeraude à un éblouissant bleu acidulé. La navigation s’effectue essentiellement à l’intérieur des atolls, dans de vastes lagons protégés de la houle du large. Le corail ayant immuablement la fourberie de se tapir sous la surface, une veille attentive des fonds s’avère indispensable. Aussi apaisés soient ces lagons, les talonnages sont monnaie courante et les échouages purs et simples sur le reef par une houle du large musclée, pas si rares. Nous en frémissons rien que d’y penser…

En dépit de ces pièges, les possibilités de mouillages n’ont de limites que nos seules envies et, bien sûr, notre pied de pilote. A une encablure d’un village ou d’une plage déserte, au pied d’à-pics noyés de végétation dense, en pleine eau cernée par des massifs de coraux patates, à l’abri d’un motu, îlot échoué sur le reef… Nous y sommes seuls ou à défaut entourés de deux ou trois voiliers éloignés ! Luxe absolu, surtout lorsque viennent tourner autour de nous d’enhardis petits dauphins communs.

Hors navigation et escapades à terre, la plongée accapare nos journées. Pris de fringale, nous enchaînons les virées sous-marines, que ce soit au petit bonheur la chance ou sur la base de précieux conseils. De nos pérégrinations, trois spots se dégagent, incontournables. Le Jardin à Tahaa, dédale de coraux dans un chenal peu profond traversé par un courant fort dans lequel on se laisse porter en slalomant. L’Aquarium à Bora Bora, massif de coraux patates cernés par une concentration hystérique de poissons à la variété hallucinante. Enfin, et peut-être surtout, la pointe de Tuiahora à Bora Bora où une faille à l’intérieur même du lagon abrite par vingt-trente mètres de fond une colonie de raies mantas. Sportif mais exceptionnel !

Envoutant charisme des Polynésiens
Paysages somptueux, mouillages sauvages ou de charme, flore et faune aquatiques grouillantes de vie sont autant d’ingrédients d’une croisière parfaitement réussie. De quoi ramener une palanquée de souvenirs. Néanmoins, le plus beau trésor de notre périple restera notre rencontre avec le peuple polynésien tant vanté par les découvreurs Wallis, Cook et Bougainville, premiers contributeurs du mythe. Rencontre rendue possible par l’accueil et l’ouverture des îliens, par une infinité de détails, de tranches de quotidien. La suave beauté des vahinés, leurs éternelles fleurs fraîches et odorantes glissées derrière l’oreille ou montées en collier. L’art d’accommoder les poissons, crus, mi-cuits, au coco, au taro. Cette manière si nonchalante de saluer dans la rue mais aussi de remercier, toujours paisible, jamais pressée…

La dimension spirituelle de la culture polynésienne est tout aussi prégnante, empreinte d’une grande fierté d’appartenance. Un soin particulier est porté à la survivance de la mythologie au travers notamment de la préservation des nombreux vestiges religieux, marae en tête.

On ne croit pas littéralement aux légendes fondatrices, mais en même temps, il y a toujours quelqu’un pour rapporter qu’il connaît une personne qui connaît une personne qui est tombé en pleine forêt sur des fantômes de guerriers.
Cette spiritualité se traduit par un folklore omniprésent au travers de la danse, du chant, de la musique ou encore des tatouages.

Nombre de jeunes font ainsi partie de groupes de danse traditionnelle et s’entraînent durement toute l’année, plusieurs soirs par semaine dans le seul but de participer au grand festival Heiva i Tahiti à Papeete. Leur rapport à l’eau est tout aussi étonnant. Formidable peuple de la mer, les Polynésiens semblent ne rater aucune occasion pour aller tutoyer l’élément liquide. Pêche en canot de jour comme de nuit, au large ou dans le lagon, chasse sous-marine, surf, balades familiales ou amoureuses, baignades et plongeons des enfants, sorties sportives à bord d’omniprésentes pirogues à balancier, le sport national… Même le redoutable requin tigre trouve grâce à leurs yeux ; partie intégrante de la nature, n’est-il pas l’âme des défunts réincarnés ?

Cernés de toutes parts, nous sommes nous-mêmes inévitablement imprégnés de cette spiritualité hors du temps, volontiers mystique. Pas au point, tout de même, d’aller tenter le diable auprès du premier gros squale croisé ou de se faire tatouer une tête de maori. Juste de quoi adopter avec saveur la nonchalance du cru, voire, avouons-le, d’échafauder en secret quelques rêves de très grandes vacances. Juste de quoi à notre tour, de retour dans nos pénates, participer par notre enthousiasme à l’édification du mythe polynésien !