Ici, l’aventure est balisée, d’île en île, de bouée en bouée. Nous sommes aux îles Vierges britanniques, à l’Est de Puerto Rico, l’un des plus importants centres de location de bateaux de plaisance. A la base Moorings de Tortola, les pannes grouillent de monde. En ce début du mois de novembre, la saison démarre à peine. Les 250 bateaux de notre loueur se préparent à accueillir une clientèle anglo-saxonne aisée, souvent venue des Etats-Unis. Pas étonnant que les bateaux portent des noms anglais. Le nôtre s’appelle Wind. Nous allons passer une semaine ensemble. Laurent, lui et moi. Tout d’un coup, les 13 mètres de ce Sun Odyssey 44i me paraissent immenses !

A 16 heures, cap au 200°. Nous appareillons pour Norman Island. Selon les guides touristiques locaux, elle a inspiré « L’Ile au trésor », de Robert-Louis Stevenson. Vrai ou faux, ce discret caillou fut un repaire de choix pour les flibustiers… Au XVIIe siècle, les British Virgin Islands (BVI) occupaient une position stratégique. Placées pile sur la route qui reliait l’Amérique à l’Europe, elles voyaient régulièrement passer la « Flota », convoi de galions espagnols chargés des richesses prises aux peuples amérindiens. Barbe-Noire, Captain Kidd, sir Francis Drake et autres pirates harcelèrent et pillèrent ces navires de passage. On dit même que des trésors dorment encore sur l’île Norman.

L’un des délicieux classiques du tourisme aux BVI est la dégustation d’une langouste grillée au bord de l’eau.
Money = pirate

Je prends la barre. Peu à peu, je me fais à la taille de Wind. Le plaisir est là, je me laisse aller à la douceur de l’air, à la tiédeur des embruns. Nous passons devant Pelican Island, volcanique, ronde et verte. En tirant deux longs bords contre l’alizé, nous contournons l’île Norman par le Sud
sans nous apercevoir que la lumière décline ! Il est 17 heures. Dans une demi-heure, ce sera l’obscurité. Or, la navigation de nuit est fortement déconseillée, car en cas de pépin les assurances n’assurent pas ! Nous passons devant Money Bay : pas une lumière ! Pour nous, la baie des pirates était là.

Dans le North Sound de Virgin Gorda, la marina cinq étoiles Bitter End Yacht Club est un havre bucolique, impeccable et organisé.

Money = pirate, non ? Eh bien non. Et ça y est, il fait nuit. Nous naviguons en terrain inconnu, nous maudissant d’être partis trop tard. Laurent appelle ça
une prise en main ! Ce n’est qu’après avoir fait le tour complet de Norman qu’un feu de mouillage apparaît, au détour d’une pointe. En voici deux, puis vingt, puis cinquante ! Une vraie constellation flottante sous un ciel étoilé ! Pas de doute c’est bien là. C’est même inscrit en gros sur la bouée que nous prenons : Pirate’s bight, 25 dollars la nuit.
Pirate = money, je le savais bien.

Treillis Bay est à cinq milles. Le vent souffle du Nord-Est d’un bon 20 nœuds, avec des pointes à 25. Wind s’engage en louvoyant dans le chenal de sir Francis Drake. Nous longeons Peter Island. C’est la plus chère (65 dollars pour une nuit sur bouée), mais elle dispose d’un hôtel super-luxe, alors ! Avec sa quarantaine d’îles, dont seule une dizaine est habitée, l’archipel des BVI offre de multiples mouillages, à la bouée ou plus rarement sur ancre, dans le noble but de préserver les fonds marins. Et, par la même occasion, de collecter quelques fonds. Nous virons devant Salt Island. A la pointe Sud-Ouest de cette petite île et par 15 mètres de profondeur gît l’épave du Rhône, vapeur postal anglais qui fit naufrage le 20 octobre 1867 dans un cyclone. Aux jumelles, j’aperçois un petit ponton, une baie plutôt sauvage, pas un bateau au mouillage et aucune bouée. Nous y reviendrons !

Cooper Island, Ginger Island… Pendant qu’elles défilent, la houle se renforce. 12 heures 45, nous voilà amarrés dans Trellis Bay. Je n’avais jamais vu décoller un avion d’aussi près : le mouillage est juste au bout de la piste de l’aéroport ! Ici, se sont installés de nombreux artistes. Petits restos, hamacs, musique, boutiques d’artisanat, légumes bio, on se sent bien. Une anse un poil baba, libre et poétique, à l’écart de l’industrie touristique. Les Antilles anglaises ne ressemblent pas à leurs consœurs françaises. La culture créole me semble moins vivace. Le reggae remplace le zouk et les hamburgers-frites sont proposés dans tous les restaurants… Seul le temps s’écoule au rythme caraïbe, lentement.

Merveille géologique

Laurent nous prépare un curry de poulet au lait de coco, composé de
douze cuisses. Le lendemain, le réveil sonne à 5 heures 30. Autour de nous, des pélicans jouent aux bombardiers. En quelques bords, nous arrivons à Marina Cay, ravissant petit îlot, aujourd’hui transformé en hôtel-restaurant. Calme absolu, sensation d’être hors du temps. Aux murs de la salle à manger, quelques vieilles photos noir et blanc racontent l’histoire de Robb et Roddie White. En 1937, mariés depuis quatre mois, ils tombent sous le charme de Marina Cay et achètent, pour 60 dollars, le droit de s’y installer. Fuyant le monde, ils construisent eux-mêmes une petite maison. Elle abritera leur amour pendant trois ans. Bonheur fou, insouciant, aventure de jeunesse absolue et éphémère. Leur refuge, perché sur la colline, sert aujourd’hui de salon de lecture aux clients de l’hôtel. Leur amour est toujours là, dans la beauté du lieu, simple et idéal, dans les couleurs des bougainvilliers, dans l’air chaud qui entre par les fenêtres. En 1940, c’est la guerre. Le couple ne reviendra jamais. Écrivain et scénariste, Robb White raconte cette histoire dans « Notre île vierge », paru en 1954.

Enchevêtrement de blocs de granit sphériques en forme de dédale, les Baths sont une merveille géologique. LE truc à voir, selon tous les guides. Du coup, évidemment, nous n’avons que moyennement envie d’y aller, mais le vent nous y porte sans effort. Nous sommes dans l’un des dix-sept parcs nationaux que compte l’archipel. Les annexes étant interdites, la seule solution pour visiter les Baths est de nager. Aujourd’hui, en raison de la forte houle, le drapeau rouge flotte. Tant pis, fourchette en main, nous attaquons donc nos quatrièmes cuisses de poulet. Nous rejoindrons les Baths, par la terre ! Sur la route, l’air est joyeux. Des maisons créoles – roses, jaunes, bleues – s’échappent des notes de reggae. Chaque habitant, à pied ou en voiture, nous salue avec chaleur. Nous y voilà ! Nous nous promenons dans le jeu de billes d’un géant. Au coeur de ce chaos se nichent des piscines d’émeraude. Le décor d’un rêve…

Aujourd’hui, la température approche 30°C et je ne vois que des pélicans sur la grève. Nous partons tôt le matin. L’objectif du jour est d’aller mouiller dans une baie protégée pour que cesse le roulis. On ne peut rêver mieux que Gorda Sound, véritable lac intérieur au Nord de Virgin Gorda. Nous y resterons deux jours, pour le plaisir d’être à l’abri. La partie Nord de la baie s’appelle Bitter’s End (étalingure). Elle ressemble à une vaste base nautique cinq étoiles. A terre, tout est parfaitement entretenu et policé. Du sommet de l’île, j’aperçois Anegada !

Cap vers la terre engloutie
ci-dessus : Bière fraîche, eau cristalline et cocotiers… Dans le North Sound de Virgin Gorda, l’îlot de Saba Rock (à droite) abrite un bar restaurant. Necker Island, l’île privée de Richard Branson, n’est qu’à quelques encablures.

Seule île corallienne des BVI, Anegada est le bout du monde, notre destination finale. Son nom d’origine espagnole signifie « terre engloutie ». Cap au 005°. Les yeux rivés sur le sondeur, nous pénétrons dans ses eaux turquoise. Droit devant, le Horse Shoe Reef, barrière de corail en fer à cheval sur laquelle gisent plus de 250 épaves. L’une des dernières est un Swan de 60 pieds, venu se fracasser sur le récif en 1989. Welcome to the paradise, une annexe à moteur, fonce droit sur nous pour nous proposer langoustes et soirée musicale. Gargotes colorées, musique et soleil écrasant. Ici, vivent deux cents personnes et le temps semble s’être arrêté. Les plages d’Anegada sont sublimes, immenses et presque désertes. Nous sillonnons toute l’île à moto, l’air est chaud et on se marre bien sur notre deux-roues ! Tiens, nous voilà sur une route en béton ! Nous fonçons… et heurtons de plein fouet une barrière coupant la route pour signaler des travaux ! Si nous retournions au bateau ?

Anegada, seule île corallienne des BVI, elle est entourée d’un récif sur lequel gisent, selon les registres locaux, près de 250 épaves… Mais ses plages sublimes valent le détour !
Salt Island, une île aujourd’hui désertée. Au 19e siècle, les habitants extrayaient le sel de deux étangs d’eau saumâtre, dont l’un est visible à droite.

Pour tenir notre promesse faite au souvenir d’une baie isolée, nous appareillons pour Salt Island, dernière étape de notre croisière avec Wind. Un coq salue notre arrivée. Des quelques cases à l’abandon, de cet homme assis devant son feu et de ce coq qui s’évertue à chanter se dégage aujourd’hui une mélancolie douce et résignée. Quelle sera la vie ici dans le futur ? Un hôtel, des bouées à péage, des arbres taillés sur mesure ? Le charme de Salt Island est un grain de sel bientôt fondu dans l’histoire.