7h30, l’heure de lever l’ancre. Au sens propre hélas. Il s’agit de donner un coup de main aux deux marins arqueboutés sur la longue, très longue chaîne du Tidak apa apa. Leurs corps minces et flexibles comme des lanières de cuir travaillent avec une synchronisation de danseurs de ballet et font du bien meilleur boulot que les bras mollasses et patauds des 3-4 passagers qui tentent de se rendre utiles. Dans un raffut de métal éreinté, l’ancre daigne enfin sortir de l’eau, le moteur rugit et la goélette s’élance avec appétit sur la crête des vagues, avide de houle et de grand air, comme un cheval resté trop longtemps dans son box. A défaut de voiles, la brise fait voleter les combinaisons étendues, gonfle les serviettes nouées sur le bastingage et les haubans. « On ne les hisse guère que pour les longs trajets vent arrière ou grand largue. Les courants en Mer de Florès sont plutôt compliqués », s’excuse Bertrand Gilart qui a racheté voici 5 ans ce phinisi de 20 m de long – prononcer « pinici » –  pour en faire un bateau de croisière plongée et partir explorer la cinquantaine de sites qui pimentent les îles de Komodo et de Rinca. Avec ses 2 mâts surmontés de vergues, ses haubans de bateau pirate, sa proue sculptée d’un interminable naga, le serpent mythique dont les reptations dorées impressionnent suffisamment les démons marins pour qu’ils laissent le navire en paix, sa longue poupe qui n’en finit pas de rejoindre l’eau et étire la coque en gracieuse virgule blanche, notre phinisi a plutôt fière allure. Un capitaine, deux hommes d’équipage, un moteur qui ronronne, un compresseur qui gonfle, et l’aventure commence, sous la coupole d’un ciel si bleu qu’il en deviendrait presque suspect.

Côte tarabiscotée

Ces élégantes goélettes à gréement traditionnel qui sillonnent sans relâche le labyrinthe des mers indonésiennes sont toutes construites sur l’île de Sulawesi, le long d’une plage de 5 km de long nommée Tanah Beru. Le Tidak apa apa, tout en bois de fer – 50 tonnes au total ! – reflète le savoir-faire ancestral des marins Konjo, ce peuple qui depuis des siècles donnent les meilleurs capitaines et matelots de l’archipel, comme Sudirman, le mécano-gonfleur de blocs et Mtuo, le cuistot. Visages couleur pain d’épice, boucanés tant par la mer que par les cigarettes au clou de girofle, corps de gymnosophistes hindous aux bourrelets aussi rares que les paroles. Mtuo vient de Bira, le village de Sulawesi où sont achevées les finitions de tous les bateaux. L’an dernier, il n’a vu sa femme et ses quatre enfants qu’à deux occasions. L’amour se nourrit de distance et de mystère… Heureusement pour les Konjo qui sont habitués depuis longtemps à aller faire leur vie loin sur la mer. « A terre, il n’y a pas de boulot. Le seul moyen de gagner de l’argent, c’est d’embarquer sur des cargos, des remorqueurs ou des bateaux de touristes », explique Mtuo, le visage éclairé d’un sourire en lame de couteau, « j’ai travaillé pendant 7 ans sur un bateau de pêche qui partait pour des campagnes de un ou deux ans autour de l’Irian Jaya. Ici, au moins, je peux rentrer chez moi plusieurs fois dans l’année ! »

La goélette fait route le long d’une côte tarabiscotée, morne houle de collines rognées jusqu’à l’os, de terres ingrates et sauvages. Ces îles, apparemment oubliées des dieux et des hommes – Komodo et sa voisine Rinca ne comptent que 3 500 habitants – font germer un curieux sentiment de déréliction chez ceux qui les contemplent. Mais on aurait tort de passer son chemin, fort de ce jugement hâtif. Sous la surface, que les courants, contre-courants et autres capricieux tourbillons aplanissent en mares oléagineuses, la vie palpite, la vie foisonne, la vie exulte. A Castle Rock, un sec en forme de cône aplati, tout n’est qu’agitations de nageoires, ouïes palpitantes et éclairs d’écailles dans le bleu électrique de l’Indo-Pacifique. D’immenses bancs de nasons et de chirurgiens se dilatent et se rétractent en formes fluides et mouvantes, font des vides et des pleins dans l’espace avec l’obscure obstination d’une galaxie obéissant à ses propres lois physiques. De temps à autre, le passage météorique d’une escouade de carangues à grosse tête ou de thazards vient perturber cette silencieuse mécanique céleste. Grâce à la mise en place d’un Parc national autour de Komodo et Rinca, les rencontres avec les requins, gris rondouillards ou petits pointes-blanches à la silhouette écrasée, sont plus fréquentes. Si les quelques pêcheurs locaux sont normalement les seuls autorisés à mouiller leurs lignes dans ces eaux, avec le kilo d’aileron à 2 millions de roupies – autour de 160€ – sur les marchés de Florès, les squales ont encore du souci à se faire.

Secs enfouis sous d’imposantes constructions récifales, falaises sous-marines pavoisées aux couleurs safran et or des coraux mous, passes au décor minéral que des courants cavaliers font traverser sans ménagement au pas de charge… les plongées se succèdent sur les côtes nord et est de Komodo dans des eaux claires, chaudes et riches en pélagiques. Plus au sud, au-delà de l’île de Padar, l’ambiance est fort différente : mauvaise visibilité, une chair de poule assurée avec une température autour de 24°C. A priori rien de bien folichon. Si ce n’est que ces remontées d’eau froide venues de l’Océan Indien font proliférer le plancton et exploser les compteurs de la biodiversité. Un formidable bestiaire conspire dans l’ombre du récif, nudibranches en série, poisssons-grenouilles au kilo, brochettes de crevettes queue-de-paon, taureaux, ou Coleman, paniers de crabes boxeur, orang-outang ou porcelaine, holothuries d’un autre monde… Captain Musalim, kretek* au bec et l’œil vissé sur un horizon encombré d’îlots jaunis et de haut-fonds turquoise, barre le Tidak apa apa tout au long de ce butinage côtier. Cet ancien rasta, qui a décroché son brevet de pilote en 1993, préfère se faire appeler Marco, en référence à son idole footballistique Marco van Basten. Depuis, il a fondé une famille, tondu ses dreadlocks et perdu une dent de devant, ce qui n’est pas sans lui donner un intrigant sourire de figue éclatée. Les courants ne l’impressionnent guère, les tempêtes hivernales pas davantage, seule l’évocation d’une panne moteur semble lui faire perdre de sa superbe. A l’entrée de la baie de Loh Liang, il pointe ses jumelles sur un croissant de sable doré à point par le soleil de fin d’après-midi. « Tiens regardez là-bas ! Des cerfs … » En fait, plutôt des biches, qui d’un trot allègre, baguenaudent sur la plage en compagnie de leurs faons. On a beau ne souhaiter aucun mal à ces charmantes petites bêtes, l’envie est pourtant forte d’assister au spectacle d’un varan intrépide surgissant des fourrés et se précipitant tout crocs dehors sur Bambi. Hélas, sans doute repus, nos dragons préfèrent pour l’heure rester embusqués sous le maigre couvert des savanes déplumées.

Le plus gros lézard carnivore du monde

Impossible d’évoquer Komodo sans s’attarder sur son héros local, qui depuis un siècle tout juste a fait beaucoup pour la renommée et le marketing de l’archipel. Le monde occidental ne fait la connaissance de Varanus komodoensis qu’en 1911 quand une expédition hollandaise en tue deux spécimens et en ramène les peaux à Java. Notre héros qui se targue d’être le plus gros lézard carnivore du monde, avoue un faible pour les cervidés, les cochons sauvages, voire les buffles en cas de grosse fringale. Une bonne morsure et il n’y a plus qu’à attendre que la soixantaine de bactéries contenues dans la salive fasse le travail. On a vu ainsi des varans patienter deux semaines, avant que le buffle ne succombe de septicémie. Ces sauriens audacieux font quelques entorses à leur régime alimentaire et s’autorisent à croquer un bonhomme de temps en temps. L’un des premiers occidentaux à en faire les frais fut un Suisse, le baron Rudolf von Reding Biberegg qui en 1974 se blessa au genou lors d’une randonnée et se retrouva seul pendant que le guide cherchait des secours. On ne retrouva du malheureux qu’un appareil photo et une chaussure. Après s’être tenu tranquille pendant une trentaine d’années, le varan a fait 2 morts depuis 2007, et il y a 2 ans a attaqué dans son bureau un ranger qui a cependant survécu à ses blessures. Nous débarquons au camp de Loh Buaya sur l’île de Rinca, bien décidés à en découdre avec le « monstre ». Un guide du parc, armé d’un long bâton fourchu, demande à ce que personne ne s’approche à moins de 5 m des varans. Malgré leurs petites pattes ridicules, ce sont des sprinters redoutables. Ardys, étudiant en tourisme à Florès, a été recruté seulement pour les vacances d’été. Espérons qu’il manie le bâton un peu mieux que l’anglais. La traque commence sur des chemins de poussière dans la sécheresse d’un bush piqueté de kapoquiers et de palmiers rônier. Des branches qui craquent. Froissements de feuilles. Ce n’est qu’un couple de mégapodes, de drôles de pintades aux pattes orange. Plus loin, c’est un cochon sauvage qui nous refait la même farce. Au bout d’une heure, la sueur coule à pleins seaux des visages et emporte avec elle l’enthousiasme des plus optimistes. Mais voilà qu’Ardys lève soudain la main avec l’autorité d’un chef de peloton. Les voici enfin, cinq bestiaux vautrés sur les berges nues et ensoleillées d’un ruisseau, aussi vindicatifs qu’une famille d’estivants digérant son pique-nique sur la plage. On serait presque tenté d’aller lézarder à leurs côtés. Des buffles prennent non loin un bain de boue. A en juger par les regards soupçonneux qu’ils décochent à leurs compagnons de spa, il semblerait que cela ne soit pas une très bonne idée…

*