Une virée sur le lagon à bord du Current Flow, un catamaran de 46 pieds… © Christophe Migeon

L’île peut se targuer d’une longue routine de plaisance. Selon la tradition orale, les Maoris venus du Sud à bord d’immenses radeaux de bambous auraient débarqué à Raiatea, sans doute exténués et à bout de vivres, voici plus de 1 000 ans. Ils ont dû apprécier : le lagon est le plus vaste et le plus accueillant des Iles de la Société. Ceinturées par le cordon affleurant d’une barrière corallienne, les deux îles de Raiatea et Tahaa partagent bon gré mal gré cette petite mer intérieure abritée des coups de gueule du Pacifique. Aujourd’hui, grand-voiles et génois font de petites virgules blanches sur des nuances de bleu et de vert qui repoussent les limites du vocabulaire : de l’outremer au céladon, du pétrole à l’émeraude, de l’ardoise à l’anis, la langue hésite, les yeux se gobergent. Le Current Flow, catamaran de 46 pieds, taille sa route dans une mer souple comme une peau de daim, trouée de temps en temps par le dos sombre d’un dauphin. On écoute le babillage des courtes vagues, on écoute les voiles qui discutent avec le vent. Et l’on rumine aussi ces légendes qui se chuchotent de père en fils depuis des temps immémoriaux. Car la surface chatoyante dissimule de sombres et épais secrets.

Tentacules légendaires

Noéline Ihorai recueille la parole des anciens et la consigne dans des cahiers désormais aussi épais que sa natte. « D’après la légende, les maoris une fois arrivés à Raiatea, se seraient dispersés vers les îles du Pacifique à partir d’une grotte d’où partaient huit tunnels aujourd’hui effondrés et inondés. Huit tentacules audacieux qui s’étendaient en direction des îles de la Société voisines, des Marquises, des Samoa, des Tonga, des îles Cook, d’Hawaii, Aotearoa en Nouvelle-Zélande et de Rapa Nui, l’île de Pâques… Nous sommes la tête de la grande pieuvre mythique Tumu-rai-fenua qui étale ses huit tentacules sur la Polynésie et bien au-delà.» De fait, pendant des siècles, Raiatea s’est affirmé comme le siège du pouvoir religieux et politique de toute la Polynésie… et il en serait sans doute toujours ainsi si les bons missionnaires du XIXe siècle n’avaient mis un point d’arrêt au « monde des esprits ». Lorsque Julien Durie, l’un des deux patrons du club de plongée local est arrivé voici sept ans, il a eu vent de cette histoire et n’a eu de cesse de chercher cette fameuse grotte. « Personne ne savait ou ne voulait nous dire où se trouvait l’entrée. Il nous a fallu plus d’une trentaine de plongées  pour la localiser. On ne faisait pas les fiers lors de la première descente : c’est tout de même un site sacré et nous étions dominés par un curieux mélange d’excitation et d’angoisse ! »

Dans l’antre de la pieuvre
© Christophe Migeon
© Christophe Migeon

Le trou de la pieuvre ! Un puits bleu nuit qui transperce le turquoise à mi-chemin entre les deux îles. Avec un patronyme pareil, le plongeur hésite un peu avant de faire sa bascule arrière. Un léger creux à l’estomac se fait ressentir à l’approche de cette gueule béante et enténébrée qui semble vouloir vous happer tout cru et ne jamais vouloir vous recracher. Au terme de 27 m de descente dans les entrailles du platier, une chatière autorise l’accès à la première salle. C’est la porte d’un autre monde, figé dans le temps et dont les parois constellées de spondyles momifiés et de stalactites aux crocs menaçants racontent la longue histoire du calcaire accumulé et travaillé par l’eau douce, lorsqu’il y a 20 000 ans, la grotte se trouvait 120 m au-dessus de l’océan. Les amateurs de sensations fortes ont beau guetter le monstre céphalopode, il n’y a hélas pas le moindre tentacule à se coller sous la vitre du masque. A 45 m de fond, une seconde salle, aussi vaste et théâtrale que la première, se dessine sous le faisceau du phare, tandis qu’un fond de sable, trop fin pour être honnête, sanctionne le moindre coup de palme maladroit d’un épais et tenace nuage de sédiments. Les retrouvailles avec le faible halo bleuté qui marque la sortie du puits s’effectuent le cœur battant et soulagé.

Des requins affectueux comme de jeunes labradors

L’aventure continue sur la pente externe du récif à Miri-Miri au nord-ouest de l’île. La plongée s’effectue non loin des piqués suicidaires des noddis bruns tandis que les rouleaux de vagues gonflées par le grand large déferlent sur la barrière corallienne en gerbes écumeuses. Au nord, se découpe le relief tourmenté de Tahaa, irréconciliable voisine (voire l’encadré). Plus loin encore, les montagnes de Bora-Bora festonnent l’horizon d’un long ruban dentelé. Au pied de l’échelle, un essaim d’une vingtaine de petits requins à pointes noires – ma’o mauri, en version originale – tournicote avec entrain, une danse de bienvenue que les plongeurs les plus sensibles interprètent parfois de façon confuse. N’en déplaisent aux angoissés fanatiques des « Dents de la mer », ces squales sympathiques n’attendent pas leur ration de chair fraîche, mais viennent seulement aux nouvelles en vous flairant les fesses comme de jeunes chiens affectueux.

« On voit parfois des clients faire la grenouille le long de l’échelle, remontant ou descendant les barreaux au rythme des passages de pointes noires », raconte Julien, rigolard. Tels des chevaux renâclant devant l’obstacle, certains plongeurs émotifs refusent tout simplement de se mettre à l’eau. « Le plus fort, c’était un Américain venu plonger avec sa femme. C’était un gars super balèze, un bodybuildé taillé en V, avec des biceps gros comme mes cuisses. Alors qu’ils étaient en surface, un petit requin est arrivé sur eux. Le type a pris sa femme et l’a placée devant lui en guise de bouclier ! Je ne suis pas sûr qu’ils soient encore ensemble… » Tant pis pour le culturiste. Qu’il aille gonfler au sec. Quel dommage de se priver d’une rencontre avec l’un des animaux les plus élégants de l’océan ! C’est tout de même oublier un peu vite que la surpêche dont sont victimes la plupart des espèces de requins – 200 millions environ pêchés chaque année dans le monde ! – rend ce type de rencontres de plus en plus rare. Comment peut-on se refuser un tel plaisir ? Nos nouveaux amis, adolescent turbulents, nous font une réception enthousiaste et nous accompagnent pendant toute la plongée.

© Christophe Migeon

Malgré leur jeune âge, nombre d’entre eux ont un hameçon coincé dans la gueule et auraient de bonnes raisons d’en vouloir au genre humain. Mais pas le moindre incident à signaler chez les plongeurs. Seuls les chasseurs sous-marins font parfois les frais de leurs débordements. Du moins ceux suffisamment stupides pour s’accrocher à la ceinture le poisson fraîchement tué ou blessé… Une autre rencontre d’importance s’effectue dans la passe de Teavapiti au nord-est de Raiatea. C’est la plus grande des onze passes qui font communiquer le lagon avec l’océan. La plupart des gros navires qui gagnent le port d’Uturoa rentrent par ici. C’est aussi la passe la plus poissonneuse. Sous l’eau, une balise agacée par le ressac fait tinter les maillons de sa vieille chaîne. Des bancs de carangues à gros yeux et de barracudas à nageoires pointues tournicotent, désœuvrés, dans un bleu transpercé par des rais de soleil acérés. Les yeux s’écarquillent sur le large, en vain. Le rendez-vous serait-il manqué ? Mais les stars savent se faire attendre. Deux requins gris, trapus comme des barriques finissent par sortir du néant accompagnés d’une escouade de pointes noires. Un requin vu de face, avec sa dorsale dressée et ses deux pectorales sur le côté, ressemble curieusement à une fléchette telle qu’une cible la voit arriver. Les spectateurs accueillent les deux rairas avec des chapelets de bulles frénétiques. Des carangues sans doute parasitées quittent la protection de leur banc et viennent se frotter les flancs contre la peau rugueuse des requins. Décidément ces squales sont de bonnes pâtes !