Tous les petits paradis terrestres ne se cachent pas à des semaines de bateau ou des heures d’avion. Il se trouve encore, sur le littoral européen, quelques lieux magiques, sinon secrets, et Porquerolles est du lot. Nul besoin, pour rallier ce petit bout de Provence au milieu des flots, de braver des océans ni d’armer votre voilier en première catégorie. L’île est à une demi-journée de mer de Saint-Tropez, quelques heures de Toulon, une encablure de la presqu’île de Giens, le port est juste en face de Hyères ou Bormes-les-Mimosas. Vous traverserez même par Mistral, il est rare que la mer devienne méchante dans la rade, et vous n’aurez guère qu’à subir un renforcement passager du vent par le travers de la passe, entre les îles du Grand Ribaud et du petit Langoustier.

Profitez de l’automne, car au plein coeur de l’été l’endroit est évidemment très couru, vous ne rentrerez dans la marina – si vous avez de la chance – qu’au chausse-pied, et risquez fort de passer la nuit sur ancre, ce qui n’est probablement pas plus mal, car l’île recèle quelques merveilleux mouillages. Les eaux de la plage Courtade, bordées de sable blanc, de pins et de maquis, sont d’un bleu turquoise qui vous transporterait presque sous  d’autres latitudes, et vous n’êtes encore qu’à quelques centaines de mètres des enrochements du port.

Les baies d’Alicastre, du Bon Renaud ou du Langoustier sont d’autres escales classiques de beau temps, à éviter par Mistral pour qui préfère dormir ou manger au calme. Il y a cependant, côté large, au pied des falaises escarpées, quelques criques où se réfugier, cala du Loup, ou cala Brégançonnet. On n’y glisse pas plus d’une poignée de bateaux, c’est d’une tranquillité folle même au plus fort de la saison, pourvu qu’on ait su – ou pu – y faire sa place.

Sur les chemins de traverse
© Frédéric Augendre

Les îles dégagent toujours un charme indéfinissable, et le dépaysement y est encore plus net lorsque les véhicules à moteur en sont, sinon absents, du moins soumis à très forte restriction. Vous ne croiserez guère à Porquerolles que le tracteur d’un viticulteur, la fourgonnette de la marine nationale descendant du sémaphore, la navette de quelque hôtel de luxe récupérant sa clientèle à l’embarcadère ou l’une des voiturettes électriques autorisées dans le village.

Ici le VTT est roi, et l’on tracte qui la remorque d’enfants, qui le chariot des courses, équipements de plage en travers du guidon ou du porte-bagages. Autour du port, les loueurs de vélo se marchent sur les pieds, la navette maritime débarque chaque demi-heure en été sa cargaison de visiteurs en provenance de la Tour Fondue, l’ambiance est de prime abord un peu affolante, à se demander si c’était bien la peine de venir à Porquerolles pour se mêler à pareille foule.

Mais avec ses quatre milles de long, l’île semble finalement assez grande, et surtout assez sauvage, pour absorber tout ce monde. Il faut savoir prendre les chemins de traverse, affronter un peu de dénivelé pour randonner vers le cap d’Armes et le phare, ou bien encore en direction du sémaphore, des Gabians ou des Mèdes. Le goudron est rare, ce sont de larges pistes de sable et de caillous, on se promène dans un paysage vallonné, entre vignobles et forêts de pins maritimes. Il y a sur l’île des centaines d’hectares de vignes, produisant un rosé provençal qui a ses amateurs, mais aussi des blancs et des rouges qui ne manquent pas de charme.

Le privilège du plaisancier sur le touriste lambda, c’est de pouvoir profiter de l’île aux plus belles heures du jour, lorsque les dernières navettes ont mis le cap sur le continent. Une lumière dorée filtre entre les pins, dessinant des ombres sur les chemins, et le samedi soir, on croise des élégantes en chapeau et des demoiselles d’honneur trébuchant en talons hauts sur la caillasse, en marche vers une noce. Se marier à Porquerolles suppose théoriquement, nous a expliqué un ecclésiastique venu de Paris unir un couple d’amis, d’y posséder une résidence ou de témoigner d’un lien particulier avec l’île, mais aimer le bateau et avoir souvent fréquenté les lieux suffirait parfois pour montrer patte blanche.

Régate, un mot proscrit ?

A ces belles heures du soir, les habitués tapent la pétanque sur la grande esplanade (en pente et plutôt piégeuse, à en croire les experts) devant la petite église construite au milieu XIXe, les restaurants de la place servent une pêche locale (dont des langoustes grosses comme l’avant-bras !), et quelques-uns des touristes qui ont la chance de dormir sur l’île flânent devant la galerie de peinture à la sortie du village. C’est un peu plus loin, après les dernières maisons et passés quelques bosquets de palmiers, dans une propriété viticole, que le constructeur des catamarans Lagoon avait donné rendez-vous, un vendredi de la mi-juin, à ses clients méditerranéens. Il y a pire façon de faire connaissance qu’un verre en main et au son des cigales.

Vingt-et-un bateaux, des Lagoon 380 pour les plus petits au 570 pour le plus gros, disputaient, à l’invitation du chantier, un rallye autour de l’île. Le mot régate était proscrit, il n’y avait ni jury ni règle de handicap, mais tout de même une ligne de départ et un « gulet » turc en guise de bateau comité. Après le déjeuner du samedi au mouillage dans la baie d’Alicastre, l’organisation a donné le coup d’envoi d’un tour de l’île dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. A voir certains évoluer, couteau entre les dents, pendant la procédure, il est très vite apparu que la notion de rallye était assez extensible…

L’affaire s’est réglée entre un Lagoon 500 mené par le concessionnaire de la Grande-Motte accompagné d’un client, et un 570, qui a pris l’avantage devant la côte sauvage en déployant un gennaker manquant à son rival, mais pour finalement se faire doubler par l’extérieur dans les dévents, entre l’îlot du Petit Sarranier et le cap des Mèdes. Le vaincu a plaidé une carène un peu sale, et un excédent de poids embarqué, dû notamment à sa cargaison de vin. Comme bien des propriétaires de Lagoon, cet industriel a pris directement livraison de son bateau au chantier bordelais, pour descendre la Gironde jusqu’à l’océan. La marée avait provisoirement bloqué le voilier à Pauillac, et comme l’équipage n’allait pas rester les bras croisés, il a fait provision de bons crus. Difficile de dire si, depuis, le vin s’est bonifié en naviguant, mais il ne s’est en tous cas pas abîmé.

D’aucuns ont soupçonné le vainqueur d’avoir allégé ses soutes, d’autres ont remarqué que certains concurrents avaient pu couper entre le Gros et le Petit Sarranier, en dépit des instructions… de course. La régate (ou plutôt le rallye) a classiquement été refaite non pas au bar, mais au buffet, sous les pins. Le mode était celui de la plaisanterie et de la bonne humeur, car comment se fâcher en l’absence totale d’enjeu ou de règle de handicap ? C’était malgré tout curieux, et pour tout dire amusant, de voir la façon dont certains voileux se piquent au jeu de la compétition, quand bien même l’épreuve se joue à bord de bateaux de croisière entièrement dédiés au confort.

De tous horizons…
© Camille Moirenc

Le mélange des styles était tout aussi savoureux. Les navigateurs au long cours, dont les Lagoon voguant sous d’autres latitudes, n’étaient pas du rassemblement. C’était plutôt une clientèle de proximité, de propriétaires basés sur la Côte d’Azur organisant navigations et vacances entre littoral français, Corse et Baléares. Quelques-uns, les plus expérimentés, ayant éventuellement déjà poussé jusqu’à la Tunisie, la Grèce ou la Turquie.

© Nicolas Claris

Il se parlait plusieurs langues autour des tables du dîner d’équipage, entre un Sud-Africain qui a préféré baser son catamaran en France, ou un Flamand, courtier en assurances de son état, venu de Palma avec l’un de ses Lagoon : il en possède trois, dont un est actuellement mis en vente, plus deux Tofinou pour les occasions où il souhaite se faire plaisir pendant une après-midi ; avec un fils régatant à haut niveau en 470, explique-t-il, il faut aussi des bateaux véloces pour satisfaire la famille. Le 8 mètres est à demeure, dans les bouches de l’Escaut, le 12 mètres à Baléares, pour des congés plus conséquents.

Parmi les étrangers, cet Anglais basé à Aix-en-Provence, pilote d’essai chez Eurocopter, propriétaire d’un Lagoon 400, venu au catamaran sur le tard après de longues années de croisière en monocoque car il est agréable, selon lui, de naviguer en vacances sans stress lorsqu’on occupe un emploi aussi exigeant. Et désormais, dit-il, « la famille embarque plus volontiers ». Cet homme charmant était d’autant plus heureux de partager ainsi un week-end avec d’autres propriétaires que d’ordinaire « les multicoquistes sont un peu à part », regardés d’une façon particulière par les autres plaisanciers, et pas forcément bien accueillis dans les ports… où ils occupent une place considérable.

Toute une clientèle vient du bateau à moteur, comme ce viticulteur, qui produit du rosé sur les coteaux d’Aix. Grand pêcheur devant l’éternel, il a eu un jour l’impression d’avoir fait le tour de la question, et a redécouvert avec la voile le plaisir de naviguer et d’être sur l’eau. Certains embarquent des professionnels le temps d’une mise en main de leur bateau, avant de poursuivre leur apprentissage en autodidactes.  Tel cet ancien artisan, qui a appris le métier de couvreur et de maçon sur le tas, et s’est mis à la voile de la même façon. Récupérant son bateau à La Rochelle, accompagné par un skipper pour la traversée du Golfe de Gascogne, il s’est retrouvé avec son catamaran sur les bras au pays basque espagnol. Quelqu’un lui a déniché sur place un marin, qui l’a accompagné pendant un mois sur le tour de la péninsule ibérique, et est devenu un ami. Aujourd’hui, notre entrepreneur navigue en famille, sans l’aide de quiconque, et son gendre lui doit un week-end quelque part dans le monde, à son choix, pour avoir imprudemment parié un jour que jamais il ne s’achèterait un voilier.

Le dîner est passé comme ça, sans y prendre garde, à confronter ce mélange très particulier de parcours et d’expériences, avant que les tables ne soient poussées et que l’orchestre ne monte d’un ton. Un équipier, paraît-il aussi à l’aise sur le pont du bateau que sur la piste de danse, s’est employé à faire virevolter l’une après l’autre pratiquement toutes les dames de l’assistance. On a aussi vu, dans cette ambiance survoltée, une dame sauter amoureusement dans les bras de son mari. Tous deux portaient des polos brodés au nom de leur bateau, Toi et Moi. Leur Lagoon se distingue par ses peintures de coque, illustrant des rameurs polynésiens sur leur pirogue. C’était une coquetterie du chantier pour le modèle d’exposition au Salon de Paris, le hasard a voulu que leur concessionnaire leur vende cette unité-là et pas une autre, ils n’en changeraient pour rien au monde.

Au sortir de la soirée, quelques-uns des participants sont tombés sur des Figaristes en goguette, qui fêtaient la fin de la Generali Solo dont la dernière manche s’était jouée ce samedi à Porquerolles. On a ainsi retrouvé quelques esprits embrumés le dimanche matin, mais de toute façon on ne naviguerait pas, le Mistral soufflant en rafales. Dans d’autres lieux, les équipages auraient peut-être fait grise mine, mais personne ne s’est plaint, car on était à Porquerolles, sous le soleil, avec de très belles balades à faire, à pied ou à vélo, tandis que les catamarans tiraient sur leurs amarres.