Prenez-vous plus de plaisir à dessiner un Hobie Cat 16 ou un yacht de 150 mètres à étrave inversée pour milliardaire russe ?
Il faut d’abord bien comprendre qu’il y a deux façons de faire du design : la première qui n’est qu’une option matérialiste ne s’intéresse qu’à l’objet, par exemple faire le plus joli poi•vrier. C’est une approche qui se respecte mais que je trouve obsolète, puisque toute action basée sur une plateforme essentiellement matérialiste est inapte à la vie future. L’autre façon de faire est de prendre les projets com•me véhicule et de s’intéresser aux effets que ces projets ou objets peuvent avoir sur la vie des gens qui vont vivre avec. Il faut suivre une éthique rigoureuse observant la mutation de notre espèce qui a choisi une civilisation basée sur l’intelligence, ayant pour but de prendre le contrôle de sa qualité et de sa vitesse de mutation. Ne pas tenir compte de cette valeur revient d’après moi à se mettre hors sujet dès qu’on est en charge de production d’idée ou de matière. J’essaye au maximum de travailler dans ce sens et il n’y a donc aucune différence pour moi entre dessiner un Hobie cat ou un méga yacht. En dépit des fonctionnalités différentes, la seule question que je me pose est : comment apporter de la qualité de vie à leurs propriétaires ?

Existe-t-il un lien ou des synergies entre ces deux projets nautiques ?
Oui, c’est le but final, même si ce n’est pas le même but immédiat de fonctionnalité. Etrangement, en terme conceptuel, le Hobie Cat était légèrement plus compliqué à dessiner que le A*, car plus on approche de l’essence de la chose, plus cela se complique. Avec un trempoline, un mât, une voile et deux coques, on dispose de peu d’éléments pour exprimer quelque-chose de nouveau et d’intéressant. Sur 120 ou 150 mètres et plusieurs niveaux, évidemment, les moyens d’expression sont nettement plus vastes. Les synergies entre les deux existent d’une certaine manière. Quand on a la chance de travailler sur ces méga yachts révolutionnaires conçus pour des maîtres du monde, qui sont en général d’une intelligence extrême et qui me donnent des moyens extrêmes, cela permet d’aller explorer des solutions qui sont parfois réutilisables à plus petite échelle sur des bateaux plus populaires. C’est un peu ma stratégie de Robin des Bois : je travaille avec plaisir avec des gens très riches, et parfois je reprends quelques idées développées pour eux pour les donner à gens plus pauvres.

Quelle était votre principale motivation pour le Hobie Cat?
J’ai eu tous les modèles, c’était à une époque, mon seul moyen de locomotion pour toute la famille pendant les vacances. L’idée consistait à respecter l’esprit inventif et radical du Hobie Cat, en gardant sa rigueur du minimum. Mais même les icones doivent se renouveler. Une icône ne doit jamais se renouveler par du style mais par de la fonction, sinon cela ne sert à rien. Les essais de rajeunissement des icones par le style les ont toujours vieillies, quand ce n’était pas leur chant du cygne. Par contre, leur apporter des fonctionnalités nouvelles peut faire repartir la marque pour un long tour. Ce Hobie Cat est une compilation d’idées nouvelles assez fortes : le bateau est lui-même sa remorque, économisant ainsi des coûts et de la place, le mât bénéficie d’une aide au mâtage /démâtage qui devient le timon pour tirer le bateau/ remorque, sa plateforme permet de fixer en périphérie des services divers (aides de rappel, des dossiers, sièges), un pack moteur électrique peut être clipsé en option, etc…

Vous avez travaillé pour Bénéteau dans les années 1980, est-ce que d’autres grands chantiers navals vous ont approché depuis ?

Quand Bénéteau m’a appelé, ils étaient alors en mauvaise position et il se dit dans le milieu de la marine que grâce à mes First et l’innovation de toutes ces matières, les ventes auraient augmenté de 37 % et que j’aurais alors sauvé la compagnie. Si c’est vrai, j’en suis très fi er. Aujourd’hui, nous avons des accords sur le point d’aboutir avec plusieurs chantiers, dont un qui devrait vous passionner dans le domaine de la voile, mais dont je ne peux encore rien révéler. Par contre, en termes de construction navale, nous menons d’énormes projets, avec notamment plusieurs méga yachts en construction, tous animés de la même charge révolutionnaire que le A. Par ailleurs, je peux vous parler de la mise sur pied d’un chantier naval important traitant toute une gamme de bateaux allant de 150 mètres jusqu’à des jouets de plage de 2 mètres, entièrement dédiés aux énergies non fossiles. Chaque élément de la gamme est une totale révolution, innovant radicalement en termes d’hydrodynamique et d’énergies solaire et à hydrogène. Il faudra encore patienter deux ans avant de les découvrir.

L’industrie nautique est confrontée à deux énormes défis : les places de port et le recyclage des bateaux. Avez-vous été amené à songer à de nouvelles approches ?

Je n’en ai ni le talent ni la compétence, mais si les bateaux étaient moins laids, peut être que leur surnombre gênerait moins ? Vous avez raison, fonctionnellement il y a un problème de surnombre, mais alors en traitant le surnombre, il faudrait aussi en traiter l’esthétique. C’est vrai qu’aujourd’hui un port rempli de bidets en plastique blanc est assez consternant. Imaginons que ces bateaux soient d’un dessin élégant, faits de belles matières et de couleurs diverses, tout à coup cela deviendrait un plaisir. Récemment, des progrès très clairs ont pu être observés, mais principalement dans des niches, les chantiers de volume s’avèrent trop lents dans les progrès esthétiques.

Vous verriez-vous effectuer le tour du monde en bateau ?
Ma première expérience marine était celle de moniteur de survie au Château du Taureau dans le Finistère. J’apprenais aux étudiants à survivre en cas de chavirage et ainsi de suite. Je me sens un marin suffi sam-ment aguerri pour ce genre d’expérience.

Cette année, quel est le travail auquel vous consacrez le plus de temps ?
Je consacre le plus de temps à l’élaboration d’un très grand projet, très ambitieux : un laboratoire de recherche fondamentale sur la créativité pure qui permettrait d’explorer et de trouver des éléments intéressants pour augmenter la créativité. Nous sommes dans une société qui parle beaucoup de créativité mais, en réalité, on s’aperçoit que seules les applications de la créativité sont évoquées. Cela donne l’impression un peu frustrante de commencer un livre au 3e chapitre. Comment peut-on se contenter de vivre avec les applications de la créativité, telles que la musique, la peinture ou le design, quand on ne sait même pas encore pourquoi la créativité existe.

*ce méga yacht à étrave inversée a valu à Starck le prix du Most Innovative Exterior Yacht Design of the Year 2009 lors de l’Asia Boating Awards Ceremony en 2009