© Alexis Courcoux

« Ça va être humide, ça va aller très vite et on va en chier. » Loïck Peyron ne pouvait pas mieux résumer les premiers jours de cette Route du Rhum de tous les dangers. Alan Roura, le jeune Genevois, n’était pas plus optimiste à l’heure du dernier briefing des skippers: « On va s’en prendre une, ça va être humide ». La bataille pour faire tomber le record de la traversée – détenu depuis 2006 par Lionel Lemonchois sur Gitana XI, en 7 jours 17 heures 19 minutes et 6 secondes – s’annonçait rude du côté des Ultimes. Cette catégorie regroupe les plus grands multicoques du monde. Solitaires à la barre de ces monstres, les marins de l’extrême allaient devoir osciller entre témérité et sagesse. A quelques heures de larguer les amarres, Yann Guichard, skipper du plus grand trimaran du monde Spindrift 2, inscrit à la Société nautique de Genève, laissait deviner une pointe de stress sous une apparence sereine : « Dès le départ, ça va être très musclé, on a un passage de front et ça va être compliqué. Juste après la sortie de la Manche, on retrouve des vents de 30 nœuds de moyenne avec des rafales à 40. Lors du passage du golfe de Gascogne et dans la descente le long du Portugal, il va falloir faire le dos rond. Il faudra prendre son temps pour éviter tout souci technique avec le bateau. La bonne chose au niveau météo, c’est qu’on est plutôt sud, où la vitesse peut s’exprimer. Une vraie route de prédilection pour les multis. »

Abandons en série

Les prédictions du Suisse d’adoption se sont avérées exactes lorsque, dimanche 2 novembre, les 91 embarcations se sont présentées au large de la Pointe du Grouin pour entamer cette cavalcade vers le soleil et la chaleur de la Guadeloupe. Très vite après le coup de canon, la tension est montée d’un cran. La meute s’est élancée sous un ciel noir de grains et dans une ambiance de fin du monde. Un front attaquait l’armada de face et une forte dépression faisait déjà son lot de victimes dans les deux premiers jours de course. Soit onze abandons après la première nuit et une ribambelle d’arrêts au stand pour les autres. La Route du Rhum est une épreuve par élimination. Après 24 heures de course seulement, 29 concurrents étaient en escale technique, ou ont dû se résoudre à l’abandon. Victimes aux nombres desquelles il fallait compter Thomas Coville, un des favoris de l’épreuve, qui a encastré son Sodebo dans un cargo au niveau du rail d’Ouessant : « J’ai l’impression d’être un accidenté de la route, d’avoir percuté un camion avec une moto de nuit », expliquait le skipper breton une fois à l’abri de Roscoff. La première nuit restera comme un moment-clé de cette dixième édition. Les marins rincés par des creux de 6 mètres et fatigués par des rafales à 45 nœuds n’ont pratiquement pas réussi à fermer l’œil.

© Yvan Zedda

Alan Roura, qui a lui aussi été contraint à une escale technique à Roscoff en raison d’une voie d’eau sur son 40 pieds, a finalement jeté l’éponge au quatrième jour de course, victime de problèmes de barre et de ballast : « C’est plein de petits soucis accumulés. Je n’ai plus confiance en Exocet. Avec un bateau, on forme un couple, on a le droit de s’engueuler, mais pas avant de partir pour 3 500 milles. Le divorce est là », déclarait Roura après 48 heures de cauchemar. Les météorologues l’avaient prédit, le début de cette dixième Route du Rhum allait être très musclé. Dès le départ, la navigation a été éprouvante à bord des plus gros bateaux. Les skippers ont passé beaucoup de temps à la barre pour franchir les creux très formés qui font décoller les flotteurs. Pourchassé par Yann Guichard dès les premières heures de course, c’est un Loïck Peyron sur les rotules qui, lors d’une vacation, racontait être passé à côté d’une catastrophe à la hauteur de Lisbonne : « Ça va de 25 à 40 nœuds dans les grains et on ajuste tout le temps le pilote. Les conditions jusqu’à présent étaient dantesques. J’ai passé beaucoup d’heures à la barre et, même avec ce bateau qui est large, j’ai failli le mettre sur le toit en m’endormant, j’ai dû abattre. Je me suis fait quelques cheveux blancs ! »

© Alexis Courcoux

Chez les Multi 50, l’hécatombe semblait encore plus sévère : après deux jours de course, il n’en restait plus que cinq en lice sur les onze inscrits au départ de Saint-Malo.

L’écurie d’Edmond de Rothschild détenait le record depuis 2006 grâce à la victoire de Lionel Lemonchois sur Gitana XI, cette fois son skipper Sébastien Josse monte sur la 3e marche du podium, devançant deux trimarans de la classe ultime plus grands que son MOD70. © Alexis Courcoux

Mardi en fin de journée, c’est Vincent Riou sur PRB qui annonçait son abandon. En cause la cloison de barre d’écoute décollée du fond de coque. Exit donc un des favoris en Imoca. Tout pour plaire à François Gabart, qui pouvait caracoler en tête avec Macif.

Seul marin suisse cette année au départ (lire son interview dans le Skippers n°52), Alan Roura fait partie des abandons des premiers jours © Jean-Guy Python

Et pendant ce temps, à l’aube du cinquième jour, les multicoques géants traçaient en direction de l’autoroute des Alizés. Le scénario semblait simple : plus on naviguait en pointe, plus le vent était fort. Plus on était à la traîne, plus il était mou. Raison pour laquelle, à la mi-course, Banque Populaire VII marquait la tendance à distancer ses adversaires. Loïck Peyron bénéficiait alors d’une avance confortable de 100 milles sur Yann Guichard Spindrift 2 et Lionel Lemonchois Prince de Bretagne.

Maîtriser seul le plus grand trimaran du monde (battant pavillon suisse !) sur cette transatlantique constitue en soit un exploit pour Yann Guichard, qui est monté sur la 2e marche du podium Régatier également, Antonio Palma (CEO de la banque Mirabaud) l’a appelé pour le féliciter personnellement de ce nouveau succès, après sa victoire dans le Bol d’Or Mirabaud l’été passé. Mirabaud soutient Spindrift depuis début 2014. © Jean-Guy Python