Crédit Photo : © Christophe Migeon

Depuis l’époque où les Arawaks ont accosté ce bout de terre à bord de leurs longues pirogues taillées dans le bois des géants du bassin de l’Orénoque, l’île a un peu changé et les embarcations aussi. Les pauvres Indiens ouvriraient un oeil bien rond devant l’opulente armada flottant dans la Marina Fort-Louis à deux pas du centre-ville de Marigot. Au sommet du morne qui surplombe la marina, bien au-dessus des rumeurs de la ville, de vieux murets décharnés émergent d’une pelouse rasée de frais. C’est tout ce qu’il reste du fortin édifié en 1789 par le Chevalier Durat pour protéger la population contre les raids dévastateurs de ces diables d’Anglais, toujours prompts à se saisir des récoltes de café et de tabac. Comme partout dans les Antilles, Français, Anglais, Espagnols et Hollandais se sont disputés Saint-Martin à coups de sabre et de mousquet. Pourtant, ici, deux puissances se sont entendues pour se partager le gâteau en bonne intelligence. La légende veut que la répartition ait été décidée en 1648 à l’issue d’une course entre deux coureurs de chaque nation. Le Français doté sans doute de jarrets d’acier couvrit plus de distance, attribuant les 3/5ème de l’île à son roi, tandis que le Hollandais, moins vif du genou mais autrement plus malin, s’adjugea les très lucratives salines du sud de l’île. Voilà donc bientôt près de 400 ans que les deux nations coexistent pacifiquement sur la « friendly island ». Une grande partie des 55 sites de plongée recensés s’égrènent tout au sud, le long de la côte hollandaise, bien abritée de la houle atlantique et des coups de vents rageurs de la mer des Caraïbes. Plutôt que de faire le grand tour par la Pointe du Canonnier, il est possible de couper par le lagon de Simpson Bay, à condition de ne pas s’embrouiller avec les horaires des ponts-levants. Cela donne l’occasion de passer en revue la débauche de yachts de grand luxe mouillant dans la marina du lagon. Voici le Pilar Rossi, l’immense voilier de Nelson Piquet, ancien monocoque allongé à 64 m et élargi plus que de raison en improbable trimaran, l’étonnant et futuriste Venus de feu Steve Jobs, contrôlé à l’aide de sept ordinateurs iMac et dont l’intérieur a été dessiné par Philippe Starck, l’Eclipse de l’oligarque russe Roman Abramovich, le plus grand yacht du monde avec 162 m de long – et aussi le plus cher puisqu’il aurait coûté 900 millions ¤ ! Sur chacun, un équipage en chemises galonnées et shorts proprets s’active pour faire briquer ces palaces flottants à la brosse ou à la peau de chamois. Ah ! qu’il est difficile de dépenser son argent quand on est millionnaire !

Un aéroport qui décoiffe

En sortant du lagon, notre Switch 51 vire en direction de l’aéroport Juliana et longe la côte sud. Il faut tout de même dire un mot de cet aéroport dont la piste de 2,4 km de long est coincée entre la mer et une chaîne de collines frisant les 300 m. Au vu de cette configuration, les gros porteurs se voient contraints de mettre plein gaz tout en bout de piste, devant la petite plage de Maho Bay, rebaptisée Kerosene Beach par les connaisseurs. Loin du raffut des réacteurs, nous nous immergeons sur le Porpoise, un remorqueur coulé pour les besoins des plongeurs juste après avoir été endommagé par le cyclone Luis en 1995. Un énorme barracuda entreprend de nous accompagner pour un tour du propriétaire. Le bougre nous raccompagnera jusqu’au palier, histoire de bien nous faire comprendre qui est le patron de cette ferraille immergée. Il a sans doute ses têtes puisqu’il a mordu une plongeuse voici deux semaines. Mieux vaut garder les mains dans ses poches avec de tels énergumènes. Notre cicérone mal embouché nous mène sous une cataracte de gorettes bleues et or qui semble se déverser sans interruption du bastingage tandis que sur le fond, une petite raie pastenague fait son marché de coquillages entre deux nuages de sable. Un diodon ou poisson porc-épic tournicote bouche ouverte autour de la coque avec cet air ahuri et hébété propre à l’espèce. Quelles que soient les eaux où on le rencontre, ce drôle de poisson affiche toujours une allure souffreteuse de clochard des mers, les nageoires en berne et le piquant en débâcle.

Vieilles tôles à volonté

Au total, l’île compte une bonne douzaine d’épaves, certaines comme le Porpoise coulées à l’initiative des clubs de plongée. Il y a aussi le Roro ou Carib-Ghost, un navire roulier, sabordé en 1996 après que la construction du terminal de déchargement l’ait rendu inutile ou encore la Renée coulée tout à l’ouest, au large de la Pointe Plum par 45 m de fond. Cette liste d’épaves artificielles pourrait bientôt s’allonger. Car dans le lagon de Simpson Bay sommeillent une trentaine de navires à l’agonie, certains déjà sous l’eau, qui présentent un vrai danger pour la navigation et dont il s’agit de se débarrasser au plus vite. Bulent Gulay qui skippe aujourd’hui notre petit catamaran, est par ailleurs président de l’association Metimer qui rassemble les professionnels du nautisme de Saint-Martin. « Un dossier chiffré à 3,9 millions ¤ a été monté pour les nettoyer et les couler au large pour les plongeurs. Malgré encore quelques blocages administratifs, cela devrait aboutir d’ici quelques années… » En attendant, on peut compter sur les tempêtes et les erreurs de navigation pour délivrer leur lot de fortunes de mer comme le Fuh Sheng, navire de pêche taïwanais victime d’une avarie fatale, le Gregory, une grosse barge à fond plat coulée il y a 15 ans, désormais inondée de grands bancs de lutjans et l’étonnant Proselyte, ancestrale frégate de la Navy échouée sur un récif en 1804. Autant dire qu’il ne reste pas grand chose de ce vénérable bâtiment, hormis quelques canons de bronze et une belle paire d’ancres emmitouflées d’éponges et de coraux, qu’un groupe de requineaux affables fait visiter en toute amitié.

Iguanes et pélicans

Cap au nord par la côte ouest, la plus abritée des fureurs océanes. Les amateurs de sensations plus fortes pourront essayer la côte atlantique, histoire de prendre par le travers de joyeux trains de houle venus d’Afrique. Une fois repassé au large de Marigot, le catamaran longe une côte toute échancrée de baies ourlées de végétation crépue, d’anses de sable blond, de criques perdues entre deux falaises intraitables : Friar’s Bay réputée pour ses « full moon parties » débridées, Happy Bay, l’une des plages les plus isolées de l’île, uniquement accessible à pied, la vaste baie de Grand-Case bordant le village du même nom et dont les pittoresques lolos – restaurants typiques – en font la capitale de la gastronomie antillaise. Passé le Rocher Créole, rude écueil transformé en dortoir par les pélicans, la mer se forme et la navigation se fait soudain plus rude.

Chambard à Tintamarre

Et puis, il y a Tintamarre, si sauvage que même les iguanes ont renoncé à s’y installer. Cet îlet à 3 km des côtes, fief des pailles en queue et des noddis bruns est l’autre grande zone de plongée saint-martinoise. Les tortues à écailles papillonnent au-dessus du récif, de grasses langoustes embusquées dans des failles inaccessibles au citron et à la mayonnaise tendent fébrilement leurs antennes à la recherche d’informations de dernière minute et le fameux poisson-scorpion ou poisson-lion, originaire d’Asie, débarqué dans la région à la suite d’un aquarium vidé par un indélicat en Floride, y déploie ses nageoires bannières en toute impunité. A terre, après un débarquement folklorique dans la furie des rouleaux, le visiteur est accueilli par un enchevêtrement d’arbustes coriaces et d’épineux agressifs. L’endroit ne se prête guère aux promenades en shorts. Les nudistes qui ont pris l’habitude de fréquenter un des bouts de la plage ont bien raison de ne pas s’aventurer dans l’intérieur. Il convient pourtant d’insister, de se frayer un chemin au milieu de ce manteau hérissé de piquants pour retrouver au milieu de l’île, les vestiges de la piste d’aviation ou de la vieille ferme abandonnée depuis plus de 50 ans. Une chèvre bêle dans le lointain, sûrement de détresse. L’Atlantique furibard gronde depuis la plage. Si ce n’est pas le bout du monde, il est bien imité.