Histoire des régates lémaniques
Dans le Skippers n°93, l’historien Christophe Vuilleumier – par ailleurs président de l’ASPRO Toucan – a retracé les balbutiements des régates lémaniques aux XIXe et début du XXe siècles. Dans cette édition, il est question des processus qui ont permis la diffusion de cette pratique tout autour du Léman. Un enchaînement d’événements qui a valu l’inscription des régates lémaniques à la liste du patrimoine culturel immatériel de la Suisse.
La rade de Genève semble être le berceau original des régates lémaniques grâce, d’une part, à sa tradition nautique vieille de plusieurs siècles, et, d’autre part, à un patriciat aisé trouvant au travers de ce sport une dynamique sociale élitiste. L’exemple genevois allait être suivi dès la fin du siècle par les Vaudois et les Français.
La diffusion de la tradition des régates autour du Léman
En 1880 était ainsi créée la Société de Navigation de Rolle, renommée en 1885 Société Nautique Rolloise, et dont les statuts précisaient que tous les voiliers, quel que soit leur gréement, étaient admis à concourir, preuve que des régates étaient déjà organisées localement. Quant à la Société vaudoise de navigation, plus communément appelée «La Nana», si elle avait été fondée en 1846, cette dernière s’était concentrée durant des années sur les courses d’aviron et avait lancé timidement des courses à la voile en 1854, date de la première attestation. En 1889, c’était au tour d’Évian d’inaugurer son premier programme de régates auxquelles, pourtant, ne participèrent cette année-là que des voiliers de la Société Nautique de Genève. À cette occasion, le vainqueur, le Eva, reçut un vase de Sèvres offert par le président de la République française. Deux autres voiliers, le Thétys et le Grèbe, furent récompensés par des médailles du Yacht Club de France pour la beauté de leurs manœuvres.
En juin 1902, la Coupe du Grand-Lac, organisée conjointement par la Société Nautique de Genève et la Société de navigation vaudoise à Ouchy, entamait les débuts d’une longue tradition de collaboration entremêlant concurrence, solidarité et amitiés. Un vapeur de la Compagnie de navigation devait remorquer quinze voiliers de course genevois jusque dans la rade de la capitale vaudoise où le convoi fut salué par une salve d’artillerie et les hourras de la foule. Les sociétaires des différentes associations se confrontèrent non seulement sur l’eau, mais se retrouvèrent également autour d’une bonne table, établissant et consolidant des liens, concourant plus encore au développement des compétitions, un esprit sportif déjà largement cultivé au travers de l’association des clubs nautiques du lac Léman qui réunissait depuis quelques années les sociétés organisant des régates d’aviron.
En 1906 et 1907, Morges suivait la mode et proposait des régates par le biais de l’association des Amis de la navigation, ancêtre du Club Nautique de Morges. La manifestation de 1907 allait connaître un succès phénoménal parmi les régatiers avec les six séries de courses lancées durant la même journée, générant l’enthousiasme des nombreux marins provenant de tout le littoral suisse du Léman.
La Croisière Eynard, prémices du Bol d’Or
Constatant l’émulation pour la voile qui existait autour du Léman et toujours en quête de nouveaux défis, Léopold Eynard devait proposer en 1916 une compétition novatrice : une régate par étapes autour du lac. L’idée était singulière car jamais jusqu’alors une pareille compétition n’avait été tentée compte tenu des risques inhérents à la durée de navigation. Le pari fut toutefois relevé et la régate par étapes un véritable succès ; une distraction opportune dans une période bien sombre plombée par les inquiétudes et la crise économique liées à la guerre qui faisait rage en Europe. Spectateurs enthousiastes, les navigateurs de Morges se regroupèrent cette année 1916 pour fonder non plus une amicale mais un véritable club nautique sur l’exemple de la société genevoise. L’année suivante, c’était à Vevey qu’une société nautique était créée, suivie par Lausanne en 1919 avec l’apparition du Cercle de la voile de Lausanne, et la France voisine qui formait la Société Nautique du Léman Français en 1921.Prenant à partir de 1922 le nom de son fondateur, la Croisière Eynard allait voir rapidement des voiliers provenant de tous les rivages lémaniques – des 30 mètres suédois, des Hocco, des Lacustre, des 6m, des 6m50 et des 8m50 – parcourir le lac en attirant l’attention d’un public toujours plus important et d’autant plus intéressé que certaines catégories de bateaux entraient dans les séries olympiques.
Parallèlement aux skippers aisés qui régataient au sein des clubs du début du XXe siècle, d’autres marins aux moyens plus modestes mais tout aussi passionnés avaient créé en 1917 la Société d’encouragement à la navigation de plaisance ; une association qui, pour marquer les esprits, organisa d’emblée une régate dans la Rade de Genève. Rencontrant un certain succès, elle mettait sur pied dès 1918 deux journées de régates à Genève, une autre au Creux-de-Genthod, une régate à Bellerive ainsi qu’une régate intercantonale avec le concours du Club Nautique Morgien né deux ans auparavant, et la Société Nautique de Rolle.
Ancêtre du Yacht Club de Genève et remplissant partiellement le rôle que jouerait plus tard l’Association des Clubs de Voile Lémaniques (ACVL) – laquelle ne serait fondée qu’en 1948 à la Société Nautique de Genève sous le nom de «Conseil des Clubs de Voile du Léman » – , la Société d’encouragement à la navigation de plaisance comptait en 1920 déjà 170 membres et 132 voiliers avec un programme extrêmement ambitieux de cinq régates ordinaires annuelles, une régate de dames, une régate de modèles, ainsi qu’une régate intercantonale à laquelle étaient invités les clubs du Haut-Lac.
LES EAUX-VIVES EN 1915. ©Musée du Léman
La fièvre des régates
Il s’avère impossible de décompter toutes les régates ayant existé durant près d’un siècle et demi sur le Léman.
Certaines, éphémères et portant le nom d’un mécène, comme la Coupe de Plongeon offerte en 1910 au Port-Noir par M. de Morsier, ou les Coupes Robert Marchand, Zani, Gallay, et Lagier qui se succédèrent devant le quai des Bergues en été 1918, furent vite oubliées, alors que d’autres, pourtant tout aussi ponctuelles, marquèrent durablement les esprits comme les régates de la fête navale de 1894 à Nyon qui virent l’engagement de voiliers classés en cinq séries suivant leur jauge.
Des Semaines de régates furent également vite initiées, notamment en 1912 à Genève, avec pour vainqueurs M. Pictet de Rochemont sur Calypso dans la classe des Trois-tonneaux, M. Hentsch sur Fly dans celle des Deux-tonneaux, M. Perrot pour la classe des 6m50 sur Quo-Vadis, Guy de Pourtalès sur son cruiser L’Épervier et MM. Chenevière et Bates sur le cruiser Gigolo.
Dynamisées par le Cercle de la voile qui jouait un rôle moteur sur le Léman, et dont les présidents successifs, Auguste Bordier, Charles-Constant Hentsch, Jean Mirabaud, Maurice Pictetde Rochemont, Eugène Corte et Charles Binet furent tous de réputés yachtsmen qui ne ménagèrent pas leurs efforts, les régates devinrent des événements incontournables du paysage lémanique au cours des années vingt. Le club genevois entretenait d’ailleurs des relations suivies et très étroites avec l’ensemble des sociétés nautiques qui s’étaient créées autour du lac mais aussi avec le Zürcher Yacht-Club et les associations françaises du littoral méditerranéen. L’année 1920, marquée par la reprise après la guerre des relations internationales du yachting entre la France et la Suisse, vit deux 8m50, le Agon III du régatier zurichois Blum et le Mahoun II du Genevois Grisel – deux bateaux dessinés par l’architecte naval Joseph Guedon et construits à Corsier – s’inscrire aux régates de Cannes et de Nice. Cette même année, le calendrier des régates comptait dix-neuf journées avec du 24 au 26 juillet une régate croisière entre Genève et Évian, les régates internationales d’Évian, la régate de Coudrée du 1er août, la Semaine de la voile du Creux-de-Genthod du 2 au 8 août et la régate intercantonale qui venait clôturer cette série, ainsi que le prix Léopold Eynard pour le tour du lac du 17 au 23 août, plusieurs régates locales à Morges à la fin du mois, et la régate des dames du 28 août. Un programme copieux auquel s’inscrivait alors l’ensemble de la flottille du Cercle de la voile composé de deux Cinq-tonneaux, un Quatre-tonneaux, quatre Trois-tonneaux, trois cruisers, deux 7mJ, quatre 12m, neuf 8m50, vingt-trois 6m50, trois 5m et six dériveurs, soit soixante voiliers de course pour le seul club genevois.
©Philippe Cailler
Le Bol d’Or, un destin insoupçonné
La pratique de la voile se développant progressivement à travers toute la Suisse, il devint nécessaire de créer une structure faîtière fédérant la voile suisse. Aussi, en 1939 était créée à Thoune l’Union suisse du Yachting, l’année même où était lancé sur le Léman le premier Bol d’Or. Ce furent six navigateurs du Club nautique des Faces Pâles emmenés par le médecin genevois Pierre Bonnet, alors président du Yacht Club de Genève, qui furent les instigateurs de cette régate hors normes. La fine équipe de navigateurs reprenait en l’occurrence l’idée de course qui avait été organisée presque quarante ans plus tôt. Le 20 août 1900, plusieurs voiliers s’étaient élancés depuis Versoix à la conquête du lac avec pour objectif le Bouveret. La flottille s’était toutefois arrêtée le soir venu à l’extrémité du lac, répugnant à l’idée de naviguer de nuit, et était repartie le lendemain matin. J.W. Bennett s’était imposé à bord du Sarina et avait remporté la régate.
En 1937, Pierre Bonnet et ses amis, estimant sans doute que reprendre un format de course aussi long que celui de 1900 était envisageable avec un peu de préparation, avaient organisé une course test se développant sur l’ensemble du plan d’eau du Petit-Lac, soit Genève-Nyon-Yvoire-Genève. L’année suivante, ils se lançaient dans un format encore plus difficile, les 12 heures du Léman. Ce n’est qu’en 1939, avec 20 autres participants, que ces navigateurs ambitieux se hasardaient dans une nouvelle aventure ; un aller-retour Genève-Le Bouveret sans savoir que cette régate-marathon connaîtrait un destin aussi pérenne.
Son parcours de 125 kilomètres resta en effet inchangé durant plus de 80 ans, excepté durant la Seconde Guerre mondiale puisqu’au cours de ces années, les bateaux suisses n’étaient pas autorisés à franchir la frontière. Organisé par la Société Nautique de Genève à partir de 1949, le Bol d’Or commença à attirer les meilleurs marins au monde et à s’imposer en quelques années non seulement comme une régate classique de rang international mais aussi comme un gigantesque banc d’essai où architectes navals et ingénieurs pouvaient mesurer et apprécier les derniers progrès technologiques développés au service de la voile internationale. Une dimension très prégnante à partir de 1970 car cette année-là, le Bol d’Or était remporté par le dernier voilier « classique », un Swedish 75 squaremetre de 1912 baptisé la Margot II. Dès 1971, la course à l’innovation commença de manière soutenue avec le triomphe des Toucan, voiliers de course qui gagnèrent la compétition année après année jusqu’à la fin de la décennie.
POUR LE BOL D’OR. ©Loris von Siebenthal
Et avec les années 1980 commença le règne des multicoques développés principalement par des constructeurs navals suisses soutenus par les avancées technologiques sortant des laboratoires d’instituts de recherche tel que l’EPFL et permettant la conceptualisation de prototypes destinés aux régates disputées sur le Léman mais aussi à la course au large. Issue de la tradition centenaire des régates lémaniques, la dynamique de recherches et développements industriels appliquée à la construction navale allait permettre au syndicat suisse Alinghi détenu par Ernesto Bertarelli de rapporter au sein de la Société Nautique de Genève la prestigieuse Coupe de l’America en 2003 et en 2007.
Le Bol d’Or est devenu avec le temps le baromètre sine qua non des quelques 200 régates lémaniques qui existent au XXIe siècle et dont les calendriers se déclinent en fonction de cette manifestation. Des régates – comme le Challenge Rippstein fondé en 1958, la Coupe de la Harpe créée en 1976, la régate des Vieux Bateaux, la Translémanique en solitaire ou jadis la Trans-L, initiée à Morges en 1985 – qui voient la participation de voiliers construits à toutes les époques et qui offrent au public une fresque vivante s’inscrivant tant dans le paysage que dans le temps.