Le bassin de régatiers suisses a toujours inspiré les chantiers navals de toutes tailles et les entrepreneurs à la fibre nautique. De nombreuses tentatives de séries et lancements de prototypes ont rythmé les saisons ces vingt dernières années, peu se sont avérées pérennes et quelques-unes se sont véritablement distinguées. Tour d’horizon des deux côtés de la Sarine par Walter Rudin et Vincent Gillioz.

Texte : WALTER RUDIN

Dans un pays qui ne permet pas de croisières de longue distance, les daysailers prennent tout leur sens. La Suisse a toujours connu une forte demande pour des bateaux rapides sans grande cabine. Comme le marché ne proposait aucun modèle spécifiquement adapté aux conditions lacustres, plusieurs Alémaniques particulièrement innovants ont lancé leur propre bateau aux dimensions de base similaires : l’Esse 850, l’Onyx, le blu26 et le mOcean. Tous mesurent entre 8 et 8,5 mètres de long, environ 2,2 mètres de large et sont prévus pour trois à quatre personnes. A priori, ces quatre bateaux de sport se ressemblent beaucoup, mais en regardant de plus près, on constate des différences non négligeables au niveau du concept, de leur utilisation, de l’aptitude pour certains plans d’eau ainsi que du prix. Ces spécificités ont fait que chacune de ces monotypies a réussi à se faire sa place sur un marché suisse très concurrentiel.

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Esse 850 : la grande réussite de Josef Schuchter

Rien ne prédestinait Josef Schuchter à devenir constructeur de bateaux, c’est un pur hasard qui lui a ouvert la voie. Il dirige un garage automobile lorsqu’un jour, un client lui propose un voilier pour payer une partie de sa nouvelle voiture. C’est à ce moment-là qu’il a dû attraper le virus. Rapidement, le garagiste se transforme en propriétaire de chantier naval. Depuis lors, Josef Schuchter ne travaille plus sur les voitures, mais sur les bateaux. En parallèle, il commence à s’intéresser aux régates tout en important et vendant des daysailers. Toutefois, aucun des bateaux qu’il commercialise ne le satisfait à 100 %. Persuadé qu’un bateau facilement manœuvrable doté de performances supérieures à la moyenne répond à un besoin réel du marché, il décide de se lancer dans la construction d’un tel voilier.

Josef Schuchter confie la mise en œuvre de son concept à l’architecte naval Umberto Felci. Le cahier des charges exigeait d’excellentes qualités véliques ainsi que des lignes séduisantes de type course. Il s’est matérialisé dans l’Esse 850, un bateau qui peut porter beaucoup de toile et qui fonctionne bien dans un large éventail de conditions. Pour répondre à la promesse de maniabilité, les concepteurs ont renoncé au pataras et remplacé le spinnaker par un gennaker.

Anja Stöckli

Six mois seulement après l’élaboration des plans, le premier Esse 850 est mis à l’eau en mars 2004. Trois mois plus tard, les nouveaux quillards réalisent le doublé au Championnat d’Europe des bateaux de sport sur le lac d’Uri. Sur les pontons, l’admiration est palpable. Et lorsque l’Esse 850 est élu bateau européen de l’année 2005 au Salon nautique de Düsseldorf, et « Best US Boat 2007 over all » deux ans plus tard lors du plus important Salon nautique des Etats-Unis, l’Annapolis Boat Show, il finit d’établir sa réputation internationale. A partir de là, la demande explose. Homme aux multiples casquettes, Josef Schuchter n’est plus seulement entrepreneur et responsable de production, il gère également le marketing et la promotion. Avec sa petite société, il atteint pourtant les limites du possible. Fin 2007, il devait livrer la 100e unité !

Face à ce succès, le besoin de structure se fait grandement sentir. C’est ainsi qu’une association de série voit le jour, suivi d’un championnat annuel, l’Esse 850 IC Cup. En 2010, la série est reconnue par Swiss Sailing et peut dès lors organiser un championnat suisse officiel. L’Esse 850 se distingue également au niveau international, remporte notamment le Great Lake USA (« winner over all ») et la Sint Maarten Heineken Regatta.

A ce jour, 260 Esseboats sont sortis du chantier. Si la grande ruée appartient au passé, le chantier construit encore aujourd’hui une dizaine d’unités par année. La bonne réputation et la haute qualité des matériaux continuent à convaincre les amateurs de bateaux performants.

Anja Stöckli

Onyx : précurseur des championnats interclubs

Le succès de l’Onyx repose sur une double volonté : d’un côté Thomas Cantz avait dessiné un bateau de sport innovant, élégant et facile à naviguer. De l’autre, Patrick Stoeckli avait à cœur de combler le fossé entre la voile professionnelle et la navigation de longue distance. Les deux voisins se sont rapprochés pour mettre en commun leurs idées. Bien avant la Swiss Sailing League, la première compétition interclubs disputée sur des bateaux monotypes voit le jour. Son concept est aussi simple que convaincant : les clubs de voile organisent une sorte de championnat interclubs sur des bateaux identiques, financés par l’Onyx Sailing Event AG. Celle-ci s’appuie sur des sponsors généreux et clairvoyants qui, en contrepartie de leur soutien, bénéficient de supports de publicité efficaces, à savoir le bateau et l’équipage. Les avantages de ce système sont indéniables, car il permet aux clubs d’offrir à leurs régatiers ambitieux un bateau attrayant, utilisable sans un trop grand investissement financier, et ainsi d’attirer de jeunes navigateurs. Les sponsors, qui assurent leur visibilité par le bateau et un équipage, profitent du soutien de tout un club et de son infrastructure qui peut être utilisée pour des événements d’entreprise.

L’Onyx attire rapidement d’autres propriétaires en dehors de la compétition interclubs. Extrêmement généreux et facile à naviguer, il se laisse diriger en solitaire grâce à son foc autovireur. Autres avantages, sa grande sensibilité dans les petits airs, la stabilité par vent fort, le transport facile, l’excellente ergonomie et son énorme potentiel de vitesse. Ce n’est pas pour rien que de grands noms de la voile évoluent chez les Onyx. Avec son étrave caractéristique et innovante pour l’époque, l’Onyx a lancé une tendance internationale.

En 2006, le premier championnat interclubs, la Ruf Cup, débute avec quatre bateaux. Elle s’étoffe chaque année un peu plus. Parmi les nouveaux participants, il y a aussi des clubs de la région Suisse centrale, raison pour laquelle certaines étapes sont disputées sur des plans d’eau autres que le lac de Zurich qui offrent généralement de meilleures conditions de vent. Pendant quelques années, le lac des Quatre-Cantons connaît son propre championnat, la « Expertsoftcup ». En 2016, à la suite d’un changement du sponsor titre, les organisateurs réussissent à trouver trois nouveaux sponsors de bateaux. Depuis, 12 clubs se disputent chaque année la victoire de la Compasscup récompensée par un joli montant qui doit être investi pour la promotion de la relève au sein du club. Aujourd’hui, 33 unités sont enregistrées (répertoriées) dans le registre des bateaux. Un nombre qui peut sembler modeste, mais les Onyx restent très présents sur nos lacs puisque la plupart d’entre eux appartiennent à des clubs. La durabilité est donc garantie.

Ben Schagen

mOcean : Sailbox lance Mobility pour les voiliers

En 2007, Olivier Lüthold, ancien responsable du département « sport de compétition » chez Swiss Sailing, et Simon Brügger, navigateur olympique sur 470, sont à la recherche d’un daysailer simple, avantageux et fun, adapté à une utilisation commune et qui se prête aussi comme support pour des événements et des formations. Leur recherche reste vaine. Le marché n’offre aucun modèle qui correspond à leurs exigences. Ils demandent donc au célèbre architecte genevois Sébastien Schmidt et à Damien Cardenoso de transformer leur vision. Le résultat est un daysailer fait pour les sorties lacustres. Réduit à l’essentiel, il est sportif, rapide, agile, et offre les caractéristiques idéales pour des sorties entre amis, des événements et de la formation. Le mOcean disponible avec ou sans trapèze est prêt à naviguer en quelques minutes et tout aussi rapidement amarré. Il peut embarquer jusqu’à sept personnes, mais aussi être manœuvré en solitaire.

Séduits par le prototype, Lüthold et Brügger décident de lancer la production en série. En février 2008, ils présentent Sailbox, un concept de partage de bateaux fondé sur le célèbre système de car sharing Mobility. Moyennant une cotisation annuelle, les membres ont accès à des voiliers identiques disponibles en libre-service qui leur permettent de naviguer où et quand ils le souhaitent. Dans le tarif horaire, tout est compris. Pour adhérer à Sailbox et profiter des bateaux, il suffit d’être titulaire d’un permis D et de suivre un cours d’introduction de trois heures. Les initiateurs ont délibérément renoncé à créer une association de série pour ne pas concurrencer les classes Swiss Sailing.

Avec Sailbox, la voile devient accessible à un large public. Puisque les bateaux sont partagés, naviguer n’est pas plus cher que faire du ski. L’entretien des bateaux est assuré par des professionnels et la longue attente pour une place d’amarrage appartient au passé. Aujourd’hui, les mOcean sont équipés de panneaux solaires et d’un moteur électrique. Pour se rendre aux emplacements des bateaux, Sailbox préconise les transports publics. Déjà bien avant la prise de conscience écologique généralisée, la protection de l’environnement était une grande préoccupation des initiateurs.

Le projet suscite un vif intérêt. La Haute école fédérale de sport de Macolin (HEFSM) est la première à commander deux unités pour ses installations de sports nautiques à Ipsach. Swiss Sailing, les écoles et les clubs de voile proposent leur coopération. Une dizaine d’années plus tard, Sailbox compte 1’800 membres et une cinquantaine d’unités. Les mOcean sont disponibles à 32 endroits sur pratiquement tous les lacs suisses, depuis peu aussi à Genève et en Engadine. Des chiffres qui témoignent du succès du projet.

Le St Moritz Match Race, étape de l’ancien World Match Race Tour, s’est couru pendant plusieurs années sur les blu26.

blu26 : du match race à la grande famille

Le blu26 est le bébé du navigateur professionnel Christian Scherrer et de l’architecte naval Christian Bollinger. Il a été conçu comme voilier de course et de match race, et convient également aux écoles de voile. Sa philosophie est fondée sur l’esprit d’équipe. Tous les membres d’équipage, généralement composé de quatre marins, ont un rôle important à jouer et doivent prendre des responsabilités. Le blu26 se distingue par ses qualités véliques, le maniement aisé et la grande qualité des finitions. Si le plan de voilure mise sur le spi symétrique, le bateau peut aussi être équipé d’un gennaker. En plus, il est proposé à un prix correct et se laisse facilement transporter.

C’est au St Moritz Match Race de 2008, étape de l’ancien World Match Race Tour, que le blu26 vit son baptême du feu. Les meilleurs navigateurs du monde y testent le support, et les échos sont positifs. En novembre de la même année, le lac de Thoune accueille la première régate de série avec neuf unités au départ. Très active, la communauté des navigateurs et propriétaires des blu26 propose de nombreux événements. En 2015, elle fonde une association de série reconnue par Swiss Sailing et organise à ce titre des championnats suisses ainsi que la Bluboats Cup réservés aux unités de la monotypie.

Un peu plus de la moitié des bateaux vendus sont partis à l’étranger, les contacts internationaux de Christian Scherrer y sont certainement pour quelque chose. Une des flottes se trouve au Monténégro, une autre au lac Tegernsee en Bavière. Depuis 2017, le Danemark possède éga- lement une base de blu26 puisque les unités mises à disposition pour les match races y ont trouvé preneur.

Autre point fort des blu26, la série a gardé une taille raisonnable. Les propriétaires se connaissent depuis plusieurs années, accueillent volontiers de nouveaux membres et les intègrent rapidement. Ensemble, ils forment une grande famille de passionnés qui éprouvent du plaisir à naviguer sur leurs blu26 et où chacun se sent le bienvenu. Dans cet esprit, les membres se retrouvent chaque printemps au lac de Garde pour l’ouverture traditionnelle de la saison à l’occasion d’un entraînement avec Christian Scherrer. Grâce à un juste mélange de régates et d’entraînements, en Suisse comme à l’étranger, avec des bateaux mis à disposition ou non, la série des blu26 est une excellente ambassadrice pour l’avenir.

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Poser des jalons

Ces quatre daysailers ne sont pas les seuls bateaux nés d’une initiative suisse alémanique au cours des deux dernières décennies. Avec le blu30, bluboats propose un voilier un peu plus grand dans la même veine, et Esseboats a lancé trois autres modèles ces dernières années. En 2013, Michael Tobler de Kuessnacht a sorti un bateau à cabine salué par les spécialistes, le Saphire27, et le Zurichois Michael Aeppli de Zurich a créé l’événement avec ses Quant Boats à foil.

Il n’en reste pas moins que les monotypies Esse 850, Onyx, blu26 et mOcean ont posé des jalons importants dans le paysage nautique suisse. Tous les quatre sont arrivés sur le marché avant la crise économique de 2008, ont surmonté des périodes difficiles et survécu, grâce à des concepts spécifiques, à la domination des J70 qui connaissent un important essor grâce à la Swiss Sailing League. Bien ancrés sur nos lacs, ils réussiront certainement aussi à résister à l’avènement des bateaux à foil.