Alinghi, cette fois-ci associé à Red Bull, est à nouveau au pied de l’Everest. Le 14 décembre dernier, devant un parterre de journalistes réunis à la Société nautique de Genève, Ernesto Bertarelli a pris la parole pour mettre fin à un suspense au moins aussi vieux que sa dernière campagne. «Nous avons toujours eu en tête l’idée qu’Alinghi reviendrait un jour. Nous sommes prêts», a-t-il efficacement résumé. Après avoir marqué l’identité sportive helvétique, la nostalgie des grandes années Ivo Rovira Alinghi a toujours été palpable.
Texte : Quentin Mayerat
Depuis des mois, le syndicat aux deux aiguières d’argent avance ses pièces sur l’échiquier. L’annonce du 14 décembre lui a permis de mettre fin à un secret à peine voilé pour rejoindre dans la compétition les quatre formations déjà engagées lors de la 36e America’s Cup: Emirates Team New Zealand (Defender), INEOS Britannia (Challenger of Record), American Magic et Luna Rossa. Alors qu’Alinghi Red Bull Racing constitue pour l’heure l’unique nouvel entrant, la formation d’Ernesto Bertarelli a déclenché le 14 décembre dernier un compte à rebours au rythme infernal. Pour être compétitive en 2024, elle devra en un temps record assembler toutes les pièces d’un puzzle extraordinairement complexe. Entre défis logistiques, technologiques et managériaux, l’Everest de l’équipe suisse paraît vertigineux.
L’alliance inattendue
La jonction des forces entre Red Bull et Alinghi a soufflé la clairvoyance de plus d’un prédicateur. Invité surprise ce 14 décembre à la tribune au côté d’Ernesto Bertarelli, l’Autrichien double champion olympique, Hans-Peter Steinacher, est venu sceller ce nouveau partenariat plus que jamais indispensable à la conduite d’une grande épopée. Chargé de représenter Red Bull au sein de l’alliance, il ne vient évidemment pas les mains vides. En plus de moyens financiers et d’une force de frappe marketing sans égal, la marque au taureau devrait apporter l’expertise de son bureau Texte ) Quentin Mayerat d’études Red Bull Advanced Technologies, notamment au cœur de son récent succès en Formule 1. Une contribution qui pourrait s’avérer décisive, mais pour le reste, la colonne vertébrale de ce projet vélique restera concentrée sur les ressources d’Alinghi qui détient le savoir-faire pour mener à bien une telle campagne. Sans une minute à perdre, Alinghi Red Bull Racing annonce avoir élu domicile à Écublens (VD), dans les locaux du chantier Décision, et la mise en place d’un triumvirat opérationnel mené par des codirecteurs : l’Italien Silvio Arrivabene, responsable des opérations techniques, Pierre-Yves Jorand pour la direction sportive, et Michel Hodara, en charge des opérations commerciales.
Derrière le rideau
Un mois après l’officialisation de la campagne, nous nous rendons dans les locaux d’Alinghi pour y rencontrer Silvio Arrivabene. En-dehors de l’activité habituelle du chantier, des bureaux et autres salles de réunions, il faut modérer ses attentes. Pour l’heure, pas d’AC75 en cours d’infusion! Silvio Arrivabene est un ancien d’Alinghi. Ce dernier a notamment été impliqué lors de la 33e America’s Cup en tant que Construction & Planning Manager d’Alinghi V et plus récemment au sein du défi American Magic – c’est entre autres à lui que l’on doit le sauvetage et la réparation éclair du bateau américain suite à son décollage incontrôlé. Cet architecte naval de formation résume les enjeux du moment: «Dans un laps de temps très court nous mettons sur pied une équipe de 130 personnes. Sous ce même toit, nous devons trouver des solutions pour créer une atmosphère de travail qui favorise la créativité tout en nous mettant constamment à jour des évolutions réglementaires et du protocole.» Un véritable changement de paradigme lorsque l’on sait que l’équipe des dernières années était composée de 10-12 personnes. Un projet «complètement frais et neuf», lançait Ernesto Bertarelli lors de la conférence presse, comme pour assurer que la campagne en cours n’aura rien à voir avec les précédentes.
Si, d’après Silvio Arrivabene, l’ensemble des acteurs du défi suisse est déjà «en mode course», la formation doit pour l’instant travailler avec une mosaïque d’informations partielles: «Tant que nous n’avons pas de certitudes sur le lieu et la date du match, ainsi que sur les règles définitives, nous devrons travailler sur de multiples hypothèses», confie ce dernier. Une équation à plusieurs inconnues qui tient compte du fait que la mise à l’eau du bateau qui courra l’America’s Cup interviendra environ six mois seulement avant le grand rendez-vous annoncé en 2024. Pour l’heure, les trois codirecteurs sous la houlette de leur président, Ernesto Bertarelli, posent le cadre de travail pour les deux prochaines années et plus si affinités. «Nous serons prêts avec des postes pourvus à 100% d’ici la fin de l’année», assure Silvio Arrivabene, qui a donc la lourde tâche de mettre sur pied le design team capable de produire l’AC75 le plus rapide d’entre tous.
Défi technologique
Travailler sur un AC75, c’est de l’architecture… et beaucoup d’autres choses, explique le responsable des opérations techniques. Par rapport à un bateau plus traditionnel, nous avons énormément de systèmes hydrauliques et électroniques pour maintenir le bateau en vol. Cette contrainte nous impose de conjuguer beaucoup de domaines d’expertise.» Alors que les CV de jeunes ingénieurs et architectes talentueux déferlent sur les bureaux des recruteurs du défi suisse, d’importants partenariats continuent d’être tissés. En plus du soutien de Red Bull Advanced Technologies, Alinghi bénéficiera du vivier EPFL, dont le campus est situé à moins de deux kilomètres du chantier Décision.
Si l’écosystème lémanique présente de nombreux avantages, il vient aussi avec son lot d’inconvénients. L’absence d’accès à la mer et les coûts élevés de la main-d’œuvre seront sans aucun doute des contraintes supplémentaires. «La coque, le pont et les cloisons doivent impérativement être construits en Suisse, explique Silvio Arrivabene. D’autres composants, plus petits et moins chers, comme les voiles, le mât ou encore les foils, peuvent être soustraités à l’étranger. Peu probable donc que l’on aperçoive un jour un AC75 voguer sur le Léman et il faudra patienter a minima encore une bonne année et demie pour découvrir les formes du futur Alinghi Red Bull Racing.
Défi sportif
Du côté de l’équipe navigante, les contours de l’équipage prennent forme à l’issue d’un processus de recrutement très poussé mené par Pierre-Yves Jorand et son coach principal, Nils Frei, qui a fait un pas de côté pour passer de la régate au semi-rigide. Alors que l’AC75 accueillera huit équipiers – contre 11 lors de la 36e America’s Cup – pour un poids total oscillant entre 680 et 700 kg, Alinghi Red Bull Racing devrait comprendre dans ses rangs environ 16 athlètes, tous Suisses en vertu de la règle de nationalité. Déjà confirmés lors de la conférence de presse du 14 novembre dernier, Arnaud Psarofaghis et Bryan Mettraux poursuivront leur aventure Alinghi en tant que navigants. Pour le reste de l’équipe, on devrait voir apparaître des sportifs aux parcours hétérogènes. «Un certain nombre d’athlètes composeront notre Power Group. Leur fonction sera d’apporter un maximum d’énergie sur le bateau. Pour les recruter, nous avons croisé les données de différentes fédérations pour identifier une vingtaine d’athlètes de classe mondiale en fin de carrière ou arrivant en bout de cycle olympique après Tokyo», commente Pierre-Yves Jorand. Kayakistes, rameurs, VTTistes ont par exemple été passés au crible par les recruteurs, car ces derniers possèdent les compétences requises pour développer un maximum de watts. À la force des bras ou à la force des jambes ? L’incertitude demeure. «Le profil des athlètes sélectionnés est déterminé sur la base des échanges avec notre design team. Or, nous ne savons pas encore précisément si nous serons équipés de grinders, de vélos – qui fournissent plus de puissance mais ont l’inconvénient de prendre plus de place à bord –, ou des deux…», explique le directeur sportif. L’équipage sera donc composé pour partie de régatiers expérimentés et au minimum de 50% d’athlètes issus de disciplines où le physique et l’endurance occupent une place prépondérante.
De fait, les règles de la prochaine Cup restreignent le champ des possibles pour une certaine catégorie de régatiers. Une trentaine de profils ont tout de même été testés entre la saison passée et ce printemps en TF35 et en GC32. «On a pris notre temps. Chaque marin a été évalué dans une grande variété de situations: à terre, physiquement, en navigation et même face caméra pour mesurer leur aptitude à la communication», explique Pierre-Yves Jorand qui a posé les bases d’un processus qui devrait permettre de réunir la crème de la crème de la voile et du sport suisse en général.
Dans l’intervalle, les sportifs retenus participent à de nombreuses réunions, formations, entraînements sur le GC32 à Mar Menor et à des séances de simulateur pour se familiariser avec l’AC75 en attendant leur première navigation. Un bloc de 20 jours pour les nouveaux entrants sur les AC75 de la 36e Cup est d’ailleurs rendu possible par le protocole à compter du 17 juin prochain. Dans cette optique, Alinghi Red Bull Racing est parvenu à s’offrir Te Aihe, l’AC75 n°0 mis à l’eau par les Kiwis en 2019. Ce dernier n’a jamais couru, mais fera office de plateforme d’entraînement après avoir subi un refit pour être mené par huit équipiers.
Plus d’informations devraient être égrainées au fil des mois et l’on peut s’attendre à un vent de jeunesse porté par Red Bull et Alinghi: «On a énormément de jeunes talents aguerris sur les bateaux volants, analyse Pierre-Yves Jorand. Ils savent réagir vite à haute vitesse. Red Bull a porté pendant de nombreuses années la Youth America’s Cup. La promotion de la jeunesse est inscrite dans l’ADN de notre projet.
De l’Opti à l’America’s Cup
L’une des nouvelles figures de cette équipe n’a que 22 ans. Nicolas Rolaz avait fait les gros titres de la presse nationale en 2014 en remportant le championnat du monde d’Optimist. Depuis, le marin a fait ses classes en voile olympique, notamment en Laser. En dépit de son jeune âge, il a pris l’annonce de son engagement avec une très grande maturité: «J’ai accueilli cette nouvelle avec beaucoup d’humilité, confie-t-il. Il fallait garder la tête froide. Je n’ai donc pas sauté au plafond. Je m’en rends compte petit à petit et c’est vrai que c’est quelque chose d’énorme. Vis-à-vis de tous mes amis qui n’ont pas été retenus, je me devais de rester humble et de la jouer cool.» Excellent régatier, il dispose également d’aptitudes physiques hors norme ce qui pourrait le diriger sur une fonction hybride à bord du bateau. Nicolas Rolaz avait d’ailleurs placé le vélo au cœur de sa préparation physique pour sa campagne olympique. Il ne doit donc pas sa qualification au hasard!
D’autres jeunes marins et des femmes viendront également grossir les rangs de la formation, notamment dans l’optique de la Youth et de la Women’s America’s Cup, qui sera courue à bord des AC40 dont la construction a débuté en Chine, au chantier McConaghy. Dès la fin de l’année, Alinghi Red Bull Racing devrait recevoir son premier bateau – deux ont été commandés – sur lequel il sera possible de s’entraîner et bien sûr de participer aux régates préliminaires dès l’an prochain.
Si la route à parcourir pour Alinghi Red Bull Racing semble encore longue, nul doute que le syndicat saura s’appuyer sur sa longue expérience. Ses cadres, ayant connu plusieurs campagnes, sont rompus à ce genre de challenge aux allures de mission impossible. Bien que partant avec plusieurs longueurs de retard sur ses opposants, Alinghi Red Bull Racing possède toutes les cartes en main pour faire vivre à la voile suisse une aventure fabuleuse. Et comme on dit, «jamais deux sans trois»!