Une croisière lacustre de plus de 100 milles nautiques au départ du lac de Morat. Impossible ? Morat, Neuchâtel et Bienne étant reliés par un réseau de canaux pouvant mener jusqu’à Soleure, c’est pourtant envisageable. Vus du ciel, ces trois lacs aux formes diamétralement opposées offrent également des paysages très différents depuis le cockpit d’un bateau.
Rencontre matinale à Faoug
La charmante petite ville de Faoug est quasiment juchée sur la frontière délimitant le canton de Vaud à celui de Fribourg. Ce sera notre lieu de rendez-vous, en cette chaude matinée de juin, et plus précisément sur le quai de la marina Jack Beck où un magnifique canot à moteur des années 1970 m’attend. Celui-ci, tout habillé de bois vernis, revêt déjà son bimini pour nous protéger du soleil qui s’annonce puissant. Le but de cette croisière lacustre est de découvrir une grande partie des options de
navigation offertes par la région des Trois-Lacs en explorant les confins des lacs de Morat, Neuchâtel et Bienne.

Calme plat sur le lac de Morat
D’une longueur de 8 km pour une largeur d’environ 2 km, le lac de Morat peut apparaître comme un terrain de jeu dédié à la voile légère ou aux activités de sport tracté. Il suffit de regarder la composition des ports environnants, à commencer par la marina Jack Beck, pour se rendre compte que la réalité est tout autre. Les mensurations des bateaux amarrés sont effectivement bien supérieures à ce que nous pourrions le supposer, laissant imaginer des possibilités de navigation allant bien au-delà de la limite naturelle du lac.
Nous voici en route vers l’unique pompe à essence du lac, celle du port de Vallamand sur la rive nord. À bord d’un Labhart (construit du côté du lac de Constance) de 6,15 m, le skippeur et propriétaire Denis Perregaux-Dielf, qui est aussi l’un des dirigeants du chantier Jack Beck, me fait le plaisir de découvrir sa belle région.

Le charme de l’ancien : à peine sorti de la marina Jack Beck, le volume sonore du Volvo Penta 145 ch est très présent à bord, et ses vibrations font raisonner la carène de contreplaqué, d’autant plus que le rythme est soutenu: nous souhaitons faire le tour des trois lacs et être de retour à Faoug avant le coucher du soleil ! Cela tombe bien, à quelques jours de la fête de la musique, les journées sont longues.

DOMINE LA RIVE NORD DU LAC DE BIENNE. © Louis Taurel
Avant de faire route vers l’est du lac pour retrouver le canal de la Broye, nous passons devant la ville médiévale de Morat. Celle-ci domine la rive sud-est du lac. Les racines de la ville actuelle remontent à la deuxième moitié du xiie (elle fut bâtie sur les ruines d’une ville d’époque romaine et mise à sac au début du xie par l’Empereur du Saint-Empire romain germanique).
Le port étant au pied de la ville, il est très aisé de la visiter après avoir amarré le bateau à l’une des places visiteurs. Les arcades pittoresques de la rue principale abritent bon nombre de restaurants tout à fait recommandables. La vie nocturne y est également très dynamique, notamment grâce à tous les festivals qui s’y déroulent.

En face, la rive nord du lac de Morat est plus vallonnée avec de beaux plants de vignes à flanc de coteau, notamment ceux du Mont-Vully, qui donne un vin blanc faisant la fierté des habitants de la région.
L’embouchure du canal de la Broye se situe au nord-est du lac de Morat. Celui-ci, d’une longueur de 8,4 km, permet de rejoindre en 30 min à 15km/h (8 nds) le lac de Neuchâtel. On coupe les gaz. À cette allure, nous déplaçons de l’eau mais le volume sonore diminue sensiblement.
Si la Broye a toujours relié le lac de Morat au lac de Neuchâtel, son parcours originel était très sinueux. Le programme d’assainissement des plaines de l’Orbe, du Seeland et de la Broye, mené dans la deuxième moitié du xixe siècle (première correction des eaux du Jura), a permis de rendre les terres avoisinantes cultivables mais également de redresser le parcours naturel de cette rivière (et des autres canaux de la région que nous emprunterons plus tard). Dans les années 1960, le canal est élargi afin de faciliter la navigation. Une aubaine pour les plaisanciers qui commencent à se développer en cette fin du xxe !
Au fur et à mesure de notre progression, je constate que le canal est, dans son premier quart, jouxté de campings, de chantiers navals. Chemin faisant vers Neuchâtel (dans le sens du courant, très léger, qui oscille entre 0 et 1,6 nds), les paysages deviennent de plus en plus ruraux avec une multitude d’arbres remarquables qui abritent le canal et donnent le sentiment de naviguer dans un véritable cocon entre forêts et champs. En ce mercredi matin, la circulation sur le canal est très raisonnable,
nous n’y croisons que trois bateaux ! Denis me confie qu’enfant, aller sur le lac de Neuchâtel depuis le lac de Morat, c’était un peu comme aller à la mer; voyant apparaître l’étendue d’eau qui s’offre à nous, je comprends son propos !
La « mer » de Neuchâtel
Une fois le bout du canal atteint, nous remarquons, de part et d’autre, des photographes dotés d’impressionnants objectifs de 800 mm. Un instant surpris par la notoriété de Denis, celui-ci me tire de ma rêverie en m’expliquant que nous traversons la Grande Cariçaie, plus grande réserve naturelle suisse. Celle-ci s’étend en effet sur 40 km (3’000 hectares) sur la rive sud du lac, et abrite un quart des espèces de faune et flore suisses. Ces photographes cherchent, en réalité, à photographier une rarissime grenouille rieuse ou encore une Marouette de Baillon, oiseau excessivement rare, un temps disparu en Suisse, qui s’est récemment réimplanté dans cette zone naturelle.
Alternant entre zones marécageuse, lacustre et terrestre, tout y est également prévu pour les touristes avec des pontons en bois, une tour d’observation ou encore un sentier en partie aménagé sur pilotis. Nous poursuivons notre excursion en reprenant notre régime de croisière (environ 20 nds) en longeant la rive sud qui est constituée de hauts-fonds sablonneux donnant naissance à de belles plages, de superbes spots de mouillage, mais également à pas moins de sept marinas
d’importance, dont le plus grand port en eau douce d’Europe, le port de Chevroux avec ses quelque 1’100 places.
En nous arrêtant pour compléter le plein à Delley-Portalban (et estimer notre consommation car les jauges des années 1970 peuvent être aléatoires), mon skipper du jour m’indique que ces marinas du sud du lac offrent d’importants complexes liés au bien-être du bateau avec des espaces à terre (jusqu’à 600 à Delley-Portalban), et des grues/travelift pouvant lever des bateaux jusqu’à 35 tonnes.

Chemin faisant plus à l’est, nous abordons la cité médiévale d’Estavayer-le-lac qui domine cette rive sud. Elle me fait immédiatement penser à Morat, aperçue le matin même. Les deux villes ont, en effet, une configuration similaire. On se surprend alors à rêver de conflits moyenâgeux entre ces deux cités. En réalité, durant le bas Moyen Âge, et notamment lors de la bataille de Morat (1476), si la ville Estavayer-lelac était rattachée à la maison de Savoie, Morat était, quant à elle, du côté de la Confédération. Malgré quelques tensions d’usage, jamais ces deux cités ne furent directement opposées militairement dans leur histoire.

En continuant plus à l’est, on retrouve Yverdon-les-Bains, deuxième grande ville du lac avec ses 30’000 habitants. Celle-ci est traversée par la Thielle qui est navigable jusqu’au centre-ville. Nous constatons un grand nombre de places d’amarrage de part et d’autre, et ceci dès l’entrée. Cela laisse imaginer que si la bise s’en mêle, les premiers emplacements seront probablement assez exposés.
En sortant de la Thielle pour rejoindre le lac de Neuchâtel, le secteur entre Yverdon et Grandson est également une zone naturelle protégée, celle des Vernes avec de nombreux hauts-fonds. Bien que tentant, des panneaux interdisant la circulation nous indiquent qu’il n’est pas possible de se rapprocher de l’embouchure du Bey, qui se situe au centre de cette partie.
Nous faisons alors cap vers le canal de la Thielle à l’opposé du lac de Neuchâtel, soit environ 40 km (21 min) à parcourir. L’occasion pour Denis de me rappeler (tout en faisant un détour par Grandson pour m’en laisser admirer le château) que le lac de «Neuch» est le plus grand lac de Suisse puisque, contrairement au lac de Constance et au Léman, celui-ci ne partage pas ses rives avec d’autres pays.
La côte nord est totalement différente du sud, et pour cause : le Jura se jette directement dans le lac ; villages et vignobles sont alors à flanc de coteau et cela s’accentue au fur et à mesure de notre avancée vers la ville de Neuchâtel. Dix ports en eau profonde agrémentent cette rive nord. Ceux-ci sont, pour la plupart, moins importants que ceux de la rive sud, mais sont plus intégrés aux villes.
La ville de Neuchâtel dispose de trois ports. Si le vieux port est majoritairement occupé par les activités de transport de passagers de la LMN, le port des Jeunes-Rives qui le jouxte est entièrement dédié à la plaisance et est doté de nombreuses places visiteurs qui permettent d’accéder directement au centre-ville. Avant de retrouver le port du Nid-du-Crô, nous longeons les Jeunes-Rives. Cette zone, qui se déploie sur environ 1’500 mètres, est totalement artificielle. En effet, dès les années 1950 et l’expansion des projets immobiliers, la ville de Neuchâtel, enchevêtrée entre le Jura et les villes environnantes, peine à s’étendre. En parallèle, différents travaux d’excavation, et notamment ceux pour l’enfouissement de l’autoroute
qui débutent en 1976, créent énormément de gravats. Ceux-ci sont alors astucieusement disposés sur le lac pour créer cette nouvelle zone qui sera aménagée avec un parc, des espaces sportifs et qui accueille également un site de l’université de Neuchâtel… ainsi qu’une station d’épuration. Au bout de ces Jeunes-Rives, nous découvrons donc le port du Nid-du-Crô. Celui-ci est composé d’un complexe technique couvert à flot au bout duquel nous trouvons la pompe à essence. L’occasion de constater que nous consommons assez peu malgré notre train d’enfer : environ 10 l/heure. Les joies d’un bateau ancien sans trop d’équipements et donc au devis poids maîtrisé.

En repartant, nous passons devant le surprenant hôtel palafitte construit sur pilotis à l’occasion de l’exposition Nationale Suisse de 2002. «Barre à tribord toute », il faut reprendre le large pour faire route sur l’embouchure du canal de la Thielle qui nous mènera jusqu’au lac de Bienne. Dès notre entrée dans celui-ci, l’ambiance est d’emblée plus industrielle. Une fois passé le camping de La Tène, le paysage alterne entre barges et péniches amarrées aux pontons des cimenteries et autres raffineries bordant le canal.
Cela ne décourage pas un groupe de «pumping foilers » qui, trop heureux de survoler notre vague de poupe, nous accompagne sur une bonne partie des 8,4 km (4,5 min) du canal. La vitesse est ici aussi limitée à 8 nds qu’il faut veiller à respecter car un bon nombre de bateaux de plaisance est amarré de chaque côté et des contrôles radars sont signalés. Au terme des 34 min de transit, c’est le lac de Bienne.

Paysages féériques et personnage illustre sur le lac de Bienne
Sur tribord, rive sud du lac, nous apercevons l’île Saint-Pierre. Mon guide particulier et skipper m’indique qu’on y retrouve des traces de vie depuis l’époque romaine. Un prieuré et couvent clunisien y furent, par la suite, établis entre les xii et xiiie siècles.
Bien plus tard, au Siècle des Lumières, Jean-Jacques Rousseau est venu y faire un séjour. Celui-ci garda un souvenir ému de ce bref passage où il put vivre en communion avec la nature. De cette halte lui vint d’ailleurs l’inspiration pour son ouvrage (inachevé) Les Rêveries du promeneur solitaire. Le bailli de Nidau mit mettre un terme à cette rêverie en le bannissant à vie de l’île, seulement six semaines après son arrivée.
Nous quittons le ponton de l’hôtel St Petersinsel en prenant un cap Nord-Est, direction Bienne. D’un bout à l’autre, le lac fait 15 km (8 min), la rive nord est plus escarpée que celle du lac de Neuchâtel et beaucoup moins urbanisée. Forêt, vignoble et petits villages s’y mélangent harmonieusement.
En cette chaude fin de journée, une petite bise s’est levée pour la grande joie de la population vélique locale. Les plagistes sont, eux aussi, de sortie à notre arrivée à Bienne. Il nous faut alors nous frayer un chemin entre paddles et baigneurs, parfois difficiles à distinguer dans cette lumière rasante de fin d’après-midi.
Nous voici déjà dans l’embouchure du canal de Nidau que nous suivons (toujours accompagnés par une nuée de «pumping foiler » tels des mouettes volant derrière un chalutier). Nous nous trouvons alors face à l’écluse de port qui fonctionne de 7 h à 19 h 30 durant l’été. Quelques places d’amarrage sont prévues afin d’attendre la mise en service. Au-delà de l’écluse s’ouvrent environ 30 km de navigation sur l’Aar jusqu’à la ville de Soleure. Les courants (qui sont dans le sens de la marche en venant de Bienne) y sont bien plus importants que dans les canaux.
Il est temps pour nous de faire demi-tour. Le gabarit modeste de notre embarcation nous permet d’emprunter l’ancienne Thielle traversant les quartiers résidentiels sud de Bienne, nous mêlant à la population qui se baigne, saute des ponts ou fait du paddle en ce beau début de soirée estivale.

Faisant route vers notre point de départ, vient le moment du débriefing : en une journée de navigation, nous sommes passés par quatre cantons : Vaud, Fribourg, Neuchâtel et Berne, et aurions pu rejoindre Soleure en continuant après l’écluse. Nous avons parcouru environ 100 milles nautiques (185 km), sommes passés de territoires francophones à germanophones, et avons brûlé moins de 100 litres de sansplomb en 10 heures de navigation, soit un très respectable 10 l/h. Pas mal pour une mécanique cinquantenaire !