Accidents mortels
L’année dernière, deux drames mortels survenus en pleine régate ont bouleversé la communauté nautique suisse. S’agissait-il de simples accidents ou d’une prise de risque excessive ? Skippers a mené l’enquête pour essayer de comprendre les circonstances et en tirer des enseignements.
La « Blaubandregatta » sur le lac de Zoug est un événement incontournable du calendrier nautique local. Chaque année, une vingtaine de bateaux y participent, idem pour l’édition 2024. Si les orages estivaux n’ont rien d’exceptionnel sur ce plan d’eau, cette fois, le front s’est approché sans crier gare, surprenant tout le monde. Composé de trois navigateurs chevronnés, l’équipage d’un Lacustre n’avait pas encore affalé le spi lorsqu’une violente rafale a frappé le bateau. Celui-ci est parti au lof. Le spinnaker a couché le bateau, plaquant le mât sur l’eau. Avec la gîte, le cockpit a rapidement pris l’eau et, en moins de trente secondes, l’embarcation a sombré. L’un des membres d’équipage, pris au piège dans les bouts, n’a pas réussi à se libérer et a disparu avec le bateau. Son gilet de sauvetage automatique a probablement limité ses mouvements et réduit sa visibilité. Comment un quillard peut-il couler si rapidement ? Damian Weiss, architecte naval, ancien membre d’Alinghi et régatier actif, a une idée précise du phénomène : « Ce sont surtout les unités anciennes, plates et ouvertes, comme le Toucan, le Dragon ou le Lacustre qui risquent d’accumuler de grandes quantités d’eau en peu de temps. Les Toucan naufragés sur le Léman sont légion. » Thomas von Gunten, président de l’Association suisse des Lacustre, a un avis plus nuancé : « En 86 ans d’existence, seuls quatre Lacustre ont coulé à ma connaissance. Je suis membre de la série depuis 1999 et les régates de qualification accueillent un grand nombre de participants. Quant à nos championnats suisses, plus de trente Lacustre prennent généralement le départ, et nous n’avons connu aucun accident grave à ce jour. »
DE LOCALISER L’ÉPAVE. ©Kapo Zug
Mort par hypothermie
Le second drame s’est produit fin novembre sur le lac de Constance. Deux marins aguerris avaient quitté Friedrichshafen pour rallier Constance et participer à la régate traditionnelle « Eiserne ». Leur voilier, un 15 m 2 suédois moderne appelé P-Boat, est un engin extrêmement performant, hautement spécialisé et d’autant plus exigeant. Ce jour-là, plus de 150 bateaux naviguaient en direction de Constance dans des conditions idéales : un ciel radieux, un vent de nord-est de 3 Beaufort avec des rafales atteignant 5 Beaufort. La température de l’eau n’excédait pas huit degrés et l’air était glacé. Aperçu encore sous spi par d’autres navigateurs, le P-Boat aurait dû atteindre Constance en deux à trois heures. Le soir, ne voyant pas les deux hommes arriver, les organisateurs ont alerté la police de la navigation. C’est seulement le lendemain matin que le bateau a été retrouvé, chaviré, mais presque intact. Dans l’après-midi, les corps des deux disparus ont été repêchés, flottants grâce à leurs gilets. Tout laisse à penser que le voilier s’est retourné sous l’effet d’une rafale, projetant ses occupants à l’eau.
LE DÉRIVEUR, DONT LE SPI ÉTAIT TOUJOURS À POSTE. ©Kapo tg
COMPLEXE ET PÉRILLEUSE. ©Kapo Zug
L’autopsie a révélé que les deux navigateurs ont perdu conscience à cause de l’hypothermie avant de se noyer. Dans une eau si froide, il est pratiquement impossible de survivre sans assistance. Le froid tétanise les muscles si bien que la personne est incapable de nager. Une combinaison étanche avec sous-vêtements techniques et une balise de détresse PLB auraient considérablement augmenté leurs chances de survie.
Risque correctement évalué ?
Dans ces deux accidents, le spi resté en place dans des conditions musclées semble avoir joué un rôle fatal. Compte tenu de l’expérience notable des victimes, on peut se poser la question si elles ont agi par imprudence. S’ils ont bien pesé la passion et le plaisir à la barre contre le risque encouru. Cela dit, même avec une gestion rigoureuse des risques, de tels drames
ne peuvent jamais être totalement exclus. Damian Weiss, qui a déjà vécu de nombreuses situations périlleuses, notamment lors de l’édition dantesque du Bol d’Or 2019, croit savoir pourquoi les navigateurs – surtout les plus expérimentés – n’évaluent pas correctement le danger : « Beaucoup de navigateurs négligent le fait que la météo est devenue imprévisible. Autrefois, on voyait venir un front, les nuages annonçaient le foehn. Aujourd’hui, les changements sont si brusques et les rafales si violentes que même les marins chevronnés sont pris au dépourvu. Cette réalité est trop souvent sous-estimée. » Les deux tragédies ont secoué l’ensemble de la communauté nautique. Skippers ne cherche pas à pointer du doigt les éventuels responsables, mais souhaite sensibiliser chaque navigateur à l’importance d’évaluer les risques de manière réaliste et d’adapter constamment les mesures de sécurité.