Connue comme photographe et écrivaine, Ella Maillart, née en 1903, a été la navigatrice la plus douée de sa génération. Entre une participation aux JO, de longs voyages initiatiques et la pratique de nombreux sports, elle a été une actrice essentielle de l’histoire du yachting.

Texte : Carinne Bertola

Enfant, Ella Maillart vit au Creux-de-Genthod de mai à octobre. Encouragée par sa mère à suivre ses aspirations, elle développe de grandes aptitudes sportives. C’est son amie Hermine de Saussure, plus âgée d’un an, qui l’initie à la navigation. Les deux jeunes filles explorent la baie du Creux-de-Genthod en canot et Ella Maillart gagne sa première régate à 14 ans. Passionnée de voile mais sans moyens, elle n’a d’autre solution que d’obtenir des voiliers en prêt. En 1918, Poodle II lui permet de naviguer sur le Petit-Lac. Elle s’inscrit aux régates des 6,50 m qui se concluent par trois abandons. Son vieux monotype SNG datant de 1900 ne peut défier ses coursiers modernes. En 1922, le 6,50 m Gipsy dope ses ambitions. Elle gagne la Genève-Rolle. Puis elle remporte devant une trentaine de concurrents la Coupe Marcet, le challenge le plus prestigieux du lac. De fait, elle est admise à la SNG grâce à son seul talent. En 1923, une croisière sur Perlette avec Hermine de Saussure le long de la Côte d’Azur et entrecoupée de régates leur vaut la médaille du Yacht Club de France. Ne craignant pas de s’affranchir des codes en usage, la jeune femme aime s’occuper de l’entretien de ses bateaux. Après quelques régates sur un tout nouveau 6,50 m signé Anker, elle n’hésite pas à correspondre avec Quernel, l’architecte de Gipsy, en vue de moderniser son gréement ! Elle n’a que 20 ans, une solide réputation et une volonté farouche. Virginie Hériot l’invite, tous frais payés, à participer aux Régates de Cannes sur la goélette Ailée

HERMINE DE SAUSSURE (À LA PROUE) ET ELLA MAILLART (SOUS LE CROC), À BORD DU 6.5 M GIPSY AUX RÉGATES INTERNATIONALES D’ÉVIAN EN 1923. LE PREMIER ÉQUIPAGE FÉMININ DU LAC FAIT SENSATION.

Première barreuse olympique

Début 1924, des sélections lémaniques pour la 8e Olympiade sont annoncées mais personne ne s’y risque. Aucun 6 et 8mJI ne régate sur le lac qui est resté fidèle à la jauge Godinet et les dériveurs sont rares car on leur préfère les canots. Sans expérience en dériveur, Ella Mail- lart relève pourtant le défi. Elle représente la Suisse à Meulan, le lieu du sacre des époux de Pourtalès en 1900. À 21 ans, seule femme parmi les athlètes des 17 nations engagées, elle devient la première femme au monde à la barre d’un voilier en compétition olympique ! N’osant pas dénoncer un concurrent, elle termine neuvième et sa prestation passe inaperçue. Elle est pourtant l’exception féminine qui va ouvrir la voie aux futures compétitrices. Contrairement à celles qui l’ont précédées, sa sélection n’est due ni à sa richesse ni à son mariage mais uniquement à son talent. La Suisse Sportive ne s’y trompe point lorsqu’elle rend un éloge appuyé en 1925 à celle qu’elle considère comme la grande pionnière du sport helvétique en hockey sur gazon, en voile et en ski. En 1928, la française Virginie Hériot deviendra la première barreuse à obtenir une médaille d’or à bord de son 8mJI. Côte suisse, Nicole Meylan succèdera à Ella Maillart en sélection olympique en… 1992 seulement. Quant au résultat de Maillart aux Jeux de 1924, il sera jusqu’en 2006 le meilleur obtenu par une Suissesse !

PASSEPORT OLYMPIQUE D’ELLA MAILLART AUX JEUX DE PARIS DE 1924.

De mousse à capitaine

Son ambition se paie au prix fort, ses entraînements sportifs lui font rater ses études. À 22 ans et sans métier, elle part en Angleterre pour se perfec- tionner dans la langue. Elle ne tarde pas à s’engager comme mousse et cuisinière. À bord de Volunteer, une ancienne barge de la Tamise transformée en yacht de croisière, elle gravit tous les échelons de mousse à matelot puis à capitaine. Devenir une excellente navigatrice est le seul moyen selon elle de vivre « une vie intelligente loin des excès de la civilisation ». Après la réussite de leur première croisière, Hermine de Saussure l’invite à partager ses expéditions sur Bonita en 1925 et Atalante en 1926. Elle s’occupe de la préparation des bateaux et officie comme second à bord.

De retour en Angleterre, Ella Maillart embarque sur Insoumise espérant rallier le Pacifique, un rêve d’enfance alimenté par ses rencontres avec Alain Gerbault ou Ralph Stock. Avec l’espoir de faire de la navigation son métier, elle développe en parallèle ses talents de photographe et de journaliste. Une invitation sur Shamrock IV, en compagnie du cinéaste Jean Grémillon, lui donne l’occasion de réaliser ses plus beaux clichés. Hélas, la crise de 1929 anéantit toute possibilité de vivre d’articles sur le nautisme et c’est sur la terre ferme qu’elle trouve le succès en 1930 après un voyage en Russie. La voile devient un loisir qu’elle chérit, invitée sur Windrush, Forban, Tsu Hang… C’est à bord du Swan Mariepier qu’elle entreprend avec Georges Duvaud une dernière croisière de 330 milles de Grenade à Antigua. Elle a 88 ans !

Au final, Ella Maillart a participé à près d’une soixantaine de compétitions en 6,5 et 8,50 m – dont certaines comptaient neuf manches – à la barre de Gipsy sur le lac ou sur celle de Rose de Mai, Feu Follet ou Chardon Bleu en mer. Elle s’est classée le plus souvent parmi les cinq premières places. Contrairement à son contemporain, le célèbre Louis Noverraz, elle n’a pas été invitée à barrer les dernières unités lancées mais a dû se contenter de bateaux dépassés. Être la première femme au monde à barrer un dériveur olympique a fait plutôt sourire à l’époque sur le Léman ! Entre 1922 et 1925, en équipage féminin, elle a accompli des premières sur le Léman et en Méditerranée. Ses diverses navigations en mer l’ont conduite à parcourir entre 8’000 et 10’000 miles. Ainsi, elle aura embarqué à bord d’une trentaine de bateaux et parfois pour plusieurs mois. Deux ans avant son décès en 1997, c’est en compagnie de Léon Béchard qu’elle fait une dernière virée au Creux-de-Genthod. Sur le 7mJI Endrick, un plan Fife sur le Léman depuis 1913 et qu’elle a admiré adolescente, elle conclut en disant : « Cette fois, la boucle est bouclée. ».

Carinne Bertola est l’autrice de Ella Maillart, navigatrice : libre comme l’eau publié par Glénat. Grâce aux fonds conservés par la Bibliothèque de Genève et Photo Élysée, cet ouvrage révèle la carrière vélique encore très méconnue d’Ella Maillart. C’est aussi un témoignage exceptionnel sur les débuts du yachting suisse et pas seulement féminin. Une exposition au Musée Bolle à Morges relate l’aventure olympique et les exploits d’Ella Maillart sur le Léman.