Louvoyer dans les Mascareignes implique généralement de mouiller à Maurice et à La Réunion, dont il n’est plus nécessaire de détailler la complémentarité : d’un côté le balnéaire, de l’autre le trekking, pour faire court. Choisir entre les deux ? Dilemme contrasté : blancheur du sable farineux ou noirceur des roches volcaniques. Tahiti contre Hawaï.

Réducteur, le match fait un peu vite l’impasse sur un challenger dont on aurait tort de minimiser les arguments, car Rodrigues a du cœur. Sa nature et ses habitants le démontrent dès l’abordage. Bienvenue, donc, sur la troisième pointe du triangle, la plus secrète, à 90 minutes de vol de Maurice !

« Nous sommes le plus modeste des trois territoires, mais nous combinons les atouts des deux autres, de quoi satisfaire aussi bien les randonneurs que les amateurs de sports aquatiques », annonce Alice, intarissable sur son pays des merveilles. Et de désigner l’essaim de kite-surfeurs s’égayant encore, soleil couchant, au spot venteux de Mourouck.

Donner du temps au temps

« Difficile, pour nos visiteurs, de ne pas se ruer sur les sports de glisse ou l’ascension des collines, dès qu’ils débarquent. Pourtant, ici, tout invite à prendre son temps, à se la couler douce, comme on dit », relève la belle créole qui a étudié à Londres avant de revenir à Port Mathurin. Rien ne lui semblait plus pressant, dans l’effervescence de la mégapole, que de retrouver la blondeur des champs cultivés en terrasses, les criques désertes, les jardins exubérants ponctuant son fief natal de 18 km de long sur 8 km de large. Ainsi a-t-elle renoué avec une communauté plus « authentique » et plus soudée, selon elle, qu’en Europe ou sur les îles voisines, fortement métissées. Désignant un attroupement autour d’une maisonnette isolée : « Tous ces gens sont venus présenter leurs condoléances aux proches d’un jeune, victime d’un accident de moto, le jour de ses 20 ans. Qu’on se connaisse de près ou de loin, l’empathie est ici spontanée. »

Longtemps isolée du reste du monde (le premier atterrissage d’Air Mauritius ne date que de 1972), la communauté rodriguaise a développé une forme de résilience aux conditions de vie souvent difficiles, amplifiées par l’éloignement. Le plus naturellement, un sourire jovial illumine les visages, prélude à de savoureux palabres développés avec l’accent créole.

D’un voilier à l’autre

A Rodrigues, qui ne connaît pas Joe Cool ? Ce fils de pêcheur a tout appris de son père, non seulement sur l’art de s’approvisionner en poulpes, mais aussi sur celui de slalomer entre les patates pointant à marée basse, impitoyables pour l’hélice de son bateau. « Depuis toujours, nous vivons avec le poisson, mais depuis quelques années, la pêche sportive s’est vraiment développée. Des opérateurs spécialisés font découvrir des zones propices aux belles prises, notamment les tombants à six milles nautiques de la côte. »

Récemment, pas moins de trois records du monde ont été homologués dans les eaux rodriguaises. Jigging, traîne lente, palangrotte de grand fond… ce ne sont pas les techniques qui manquent pour aller taquiner le marlin bleu et noir, la dorade, le vivaneau ou l’une des huit espèces de mérou. A bord d’embarcations high tech, des équipages chevronnés encadrent des sorties allant de la journée à des trajets de deux jours.

Eden ornithologique

Moins ambitieux, pour quelques heures seulement, Joe emmène ses amis à la découverte de l’île aux Cocos, étroite bande sablonneuse soulignant le rivage rodriguais comme la barre d’un point d’exclamation. Les écologistes se battent pour limiter l’accès à cette fabuleuse réserve. Ne vaudrait-il pas mieux la préserver carrément de toute nuisance touristique ?

« On devrait la rebaptiser Ile aux Oiseaux, non ? », remarque notre jovial Robinson, alors que sa barque soulève un vol de pailles-en-queue. Ces ovipares marins ne tarderont pas à redescendre en planant vers leur aire de reproduction. Interdiction d’y faire du feu ou de déranger les nichées. On y photographie des volatiles si nombreux et si confiants que l’usage du téléobjectif s’avère superflu.

« Voiliers à l’horizon ! », lance Joe, qui a l’œil perçant d’une vigie. Et c’est l’occasion d’évoquer le renouveau des régates estivales, après quelques années de désuétude. Au-delà de l’effervescence compétitive, les barreurs renouent avec un environnement unique, désormais perçu par les autochtones avertis comme un capital susceptible d’assurer – au mieux, la prospérité, au pire, la survie – de leurs descendants.

Sauver ce qui peut l’être

Les Rodriguais n’ont-ils pas hérité d’un lourd bilan écologique, lequel a vu la disparition de leur Solitaire (cousin d’infortune du Dodo mauricien) et de nombreuses espèces endémiques. Au tournant du XVIIIe siècle, le navigateur François Leguat en a dressé un précieux inventaire. Il y est question, notamment, de tortues géantes si nombreuses qu’il était possible de traverser une prairie entière sans mettre pied à terre, juste en sautant d’une carapace à l’autre. Considérant l’île comme un garde-manger providentiel sur la route des Indes, les marins de passage n’ont pas tardé à consumer l’espèce jusqu’au dernier spécimen.

Aujourd’hui, une Fondation portant le nom du naturaliste s’emploie à repeupler Rodrigues d’une race apparentée, à défaut de pouvoir ressusciter la tortue surdimensionnée. Mais, selon un responsable du programme : « Avant de libérer les individus confinés dans leurs enclos, il faudra encore bien des efforts d’éducation auprès de la population locale. Cette dernière n’aime pas recevoir de consignes et demeure très attachée aux réflexes ancestraux. Néanmoins, certains résultats sont encourageants. Ainsi, la chauve-souris dorée est aujourd’hui hors de danger, et de nombreuses essences menacées, comme le bois de fer, le bois d’olive, le bois carotte ou le bois d’ébène sont judicieusement replantées. » Un sauvetage in extremis.

Des sites uniques

Les Saulnier sont amoureux de la mer. Au gré des alizés, à bord de son poétique rafiot, cette famille française écume l’Océan Indien depuis plus de trois mois. « Nous n’avions prévu qu’un court séjour à Rodrigues, mais ma femme et les enfants ont eu le coup de foudre pour ses fonds marins de toute beauté, la plupart encore miraculeusement intacts. Alors, on joue ici les prolongations », sourit le père de famille avant de citer Couzoupa, Trou zaiguille, Trou pirate, Coco fesse et autres lieux bénis des amateurs de plongée. Pour la simple baignade, il paraît que Trou d’argent a été classé parmi les trente plages les mieux préservées au monde.

Voilà bien la confirmation que ce mouchoir de poche posé sur l’océan mérite mieux qu’une visite pressée. Pour en saisir l’essence même, il faut accepter de synchroniser son agenda au tempo d’Internet. Internet ? Oui, parce qu’ici, même le web ignore le trafic à grande vitesse. Pour combien de temps encore ?