Impressionnante éponge-tonneau dans l’archipel des Cagayan. © Christophe Migeon

La proue du Goya fend la surface comme le soc d’une charrue gourmande que rien ne saurait arrêter. Seul le large sillon tracé par notre bateau vient troubler cette étendue d’eau si paisible, si plate qu’elle en devient suspecte. On a bien raison de se méfier. La Mer de Sulu n’est pas toujours aussi engourdie. Quand le monstre se réveille, s’étire en creux de deux mètres et s’ébroue en frises d’écume, le cuistot Bongbong suggère aux passagers de se glisser quelques fines lamelles de gingembre derrière la gencive pour ne pas vomir tripes et boyaux. Le brave homme jure devant Dieu que la recette est bien plus efficace que n’importe quel Nautamine ou Mercalm du monde. Avec ses deux longs flotteurs, qui font un peu penser à ces petites roues de sécurité que l’on rajoute aux vélos des enfants encore maladroits, notre Goya appartient à la grande famille des bancas, ces traditionnels bateaux à balanciers qui sillonnent le labyrinthe de l’archipel philippin depuis la nuit des temps. Même si le diesel a remplacé les voiles, le Goya baigne toujours dans son jus et jouit d’un confort encore sommaire : une table pour les repas a été fixée sur le pont avant et quatre « cabines » doubles ont été aménagées dans la cale pour les clients. Pour y rentrer, nulle porte, nul escalier, il faut s’y glisser par une simple écoutille taillée pour des hanches philippines, un exercice qui ne plaira pas beaucoup aux Américains en surcharge pondérale. Le Goya est l’un des très rares bateaux de plongée à s’aventurer du côté des Cagayan, archipel moucheron d’une dizaine d’îles perdues quelque part dans le bleu de la Mer de Sulu, entre Palawan et Negros. Qui connaît les îles Cagayan ? Même Wikipedia reste à peu près sec sur le sujet : le nom des îles principales, Cagayancillo, Tanusa, Manukan, Cavili ou encore Calusa, le nombre d’habitants selon le dernier recensement (6 500)… et c’est à peu près tout.

Tribu de perroquets à bosse
Sur l’île de Calusa, on vit de noix de coco et de poissons. © Christophe Migeon

L’aube se lève sur une île bordée d’un impénétrable rideau d’arbres. A tout instant, on s’attend à voir surgir sur la plage un chevelu aux yeux fous, rescapé d’un naufrage, suppliant à genoux qu’on le ramène vers la civilisation. Mais non, rien de cela. Seuls quelques crabes violonistes viennent ajouter leur partition au mélodieux concert des vagues qui viennent mourir sur la sable. Nonoy, divemaster aux 4 000 plongées bien azotées, entame le sacrosaint rituel du briefing, armé d’une ardoise blanche sur laquelle il a pris soin de griffonner de terribles silhouettes hésitant entre la larve de libellule et le porc-épic qu’il assure être des requins. Pas facile de dessiner quand on a un bout d’index en moins. Les squales n’y sont pour rien. Alors qu’il avait 9 ans, il a trouvé un poisson-ballon échoué sur une plage et n’a rien trouvé de mieux que de fourrer le doigt dans la bouche entrouverte. A chaque peuple ses accidents domestiques : les gosses de chez nous mettent les doigts dans les prises, ceux des îles philippines dans les gueules de poissons teigneux. La plupart des plongées, baptisées par des GPS qui n’ont pas l’habitude de faire dans le sentiment, portent des noms de formulaires administratifs, C12, C15, C36, etc. Gorgonia Garden a la chance d’échapper à cette sinistrose patronymique. C’est un interminable surplomb sous lequel on déambule bras dessus bras dessous, gentiment poussés au derrière par un courant attentionné au milieu de gigantesques gorgones. Ce ne sont plus des éventails de mer mais de véritables paravents. Des éponges-tonneaux surgissent de la falaise à l’horizontale, des alcyonaires s’agitent en bouquets voluptueux. Poissons-anges, cochers et mérous se faufilent entre les bulles des plongeurs qui roulent sur la paroi comme des billes de mercure. Une tribu de perroquets à bosse se carapate dix mètres sous les palmes en abandonnant de longs sillages de crottes coralliennes qui ne manquent pas de faire penser aux panaches de fumée lâchés par les avions de voltige lors des meetings aériens. Ces drôles de poissons se comportent un peu comme les bisons des grandes plaines : ils se déplacent en troupeaux compacts d’une vingtaine d’individus, broutant de-ci, de là, de copieux morceaux de récif parfois fracassés d’un rude coup de boule. Leur gourmandise a au moins le mérite de couvrir les plages d’un sable fin d’une blancheur qui fait plisser les yeux. Les vacanciers ne leur rendront jamais assez justice. Cette agréable promenade apéritive se conclut par la visite d’une nurserie de jeunes barracudas, adolescents aux rayures encore incertaines, qui préfèrent s’amariner et prendre quelques forces dans la quiétude de la barrière corallienne avant de partir affronter le grand large et ses redoutables mâchoires. Les gros poissons, en revanche, sont abonnés absents. Nonoy s’est bien agité à un moment donné, pointant son index raccourci en direction d’ombres fantomatiques glissant dans le bleu sale, nous signifiant en collant la tranche de la main sur son front qu’il s’agissait bien de requins (des pointes blanches sans doute), mais la vision s’est révélée trop fugace et imprécise pour nous faire beaucoup d’effet. Les napoléons, aperçus de loin, font également preuve d’une prudence excessive et s’échinent en détours et contournements cauteleux.

Tous ces poissons ont souffert d’une pêche intensive et destructive pendant des dizaines d’années et si aujourd’hui, dynamite, cyanure ou muroami (destruction du corail pour faire fuir les poissons vers des filets) sont des techniques tombées en désuétude, la crainte de l’homme semble s’être transmise aux jeunes générations. Nonoy lui-même ancien pêcheur a tâté de ces pratiques peu recommandables et puis il a fini par trouver qu’il y avait plus d’argent à gagner en emmenant les gens voir les poissons plutôt que de les pêcher. Il a gardé de cette époque une collection d’anecdotes cocasses ainsi qu’une belle cicatrice sur l’avant-bras. Un jour qu’il avait pêché un gros requin-renard de plus de 100 kg et que ce dernier se débattait sur le fond du bateau, un coup de queue rageur de la bête a fouetté le bras de son coéquipier qui tenait un couteau, lequel a fini sa course planté dans son bras. Une autre fois, il manque de couler quand un requin pris à la ligne et harponné disparaît quelques minutes sous l’eau avant de remonter comme une torpille et défonce la coque ! « La tête du requin était encastrée dans le fond de la barca, je l’ai repoussé avec le pied, et alors l’eau est rentrée d’un coup ! », se rappelle t-il en riant de toutes ses dents. Mais son sourire s’efface quand il se rappelle le jour où son baroto (une petite pirogue à voile) a été chavirée par les vagues et le vent alors qu’il était à mi-chemin entre Négros et les Cagayan. Il n’avait alors que 16 ans et pas même une noix de coco pour écoper. Il ne lui restait qu’un calmar pêché du matin. Il a essayé de le manger cru le lendemain, mais son estomac n’en a pas voulu. Au bout de deux jours passés sans boire ni manger, accroché à sa barcasse remplie d’eau, il a aperçu à l’horizon les faibles lumières d’un bateau de pêche. Il n’a finalement été récupéré que le lendemain matin après avoir employé ses dernières forces à rapprocher son épave des pêcheurs. « Chaque année, beaucoup de gars disparaissent en mer de cette façon. J’ai compris que la pêche, ce n’était pas pour moi. Je me suis fait embaucher plus tard par un hôtel à Sipalay comme plagiste sur la côte ouest de Negros. Avec mes salaires, j’ai pu financer une formation de plongeur. »

Enchaînement de plongées

Si Nonoy a pu s’arracher aux lignes et aux hameçons, d’autres n’ont pas vraiment le choix. Beaucoup viennent de Palawan ou de Negros pêcher illégalement dans les eaux de Cagayan, classées parc marin depuis 1998. Isolé au beau milieu de la mer de Sulu, l’archipel n’est pas un territoire facile à surveiller. Cagayancillo, la plus grande des îles, abrite désormais une station de gardes-côtes. Deux ou trois bateaux de pêche illégaux saisis par les autorités finissent de pourrir le ventre dans la vase près du long quai de béton lézardé. Il y a une trentaine d’années, certains habitants de Cagayancillo s’étaient constitués de belles cagnottes grâce à la culture de deux algues, la cotoni (Euchema cotonii) et la spinosum (Euchema spinosum) destinées toutes deux à la fabrication de gélifiants alimentaires. Ce juteux business s’est évaporé avec l’arrivée de la pêche au cyanure, une belle invention qui tue les poissons mais aussi les algues. Avec l’extinction récente de ces pratiques, les algues peuvent pousser à nouveau et de nombreux îliens se sont remis à l’algoculture. Analyn, qui tient une petite épicerie, a acheté 28 kg de cotoni en début d’année pour les faire croître sous des flotteurs un peu au large. Deux mois plus tard, ils ont produit l’équivalent de 70 kg d’algues sèches. « Les prix ont bien baissé depuis 30 ans et ça ne suffit plus pour vivre. C’est plutôt un complément de revenus. Ici, le négociant local ne rachète le cotoni qu’à 30 pesos le kilo. Mais j’ai trouvé preneur sur internet à 80 pesos. » Même au beau milieu de la mer de Sulu, le web a su se rendre indispensable…

Les plongées s’enchaînent le long de tombants aussi raides qu’un godet d’alcool de riz. Si les requins jouent toujours les vierges effarouchées, les tortues se montrent compréhensives et autorisent une approche plus directe. Les bancs de barracudas font des ronds et des ovales entre deux eaux, des nuages de balistes bleus explosent à l’approche des plongeurs et les raies-aigles papillonnent comme si elles avaient  des rendez-vous galants. Il y a même ce poulpe qui vire du rouge au blanc et du blanc au rouge et que personne n’ose aller asticoter depuis que Nonoy a raconté cette histoire de pêcheur en apnée, retenu au fond par les bras musculeux d’une grosse pieuvre qu’il essayait de capturer et retrouvé noyé le lendemain, le corps encore marqué par les ventouses du céphalopode. Le dernier soir, nous accostons l’île parfaite de Boombog, ronde comme si elle avait été tracée au compas, une jungle de cocotiers hirsutes plantée en son centre, entourée d’une couronne de sable blond. Un rêve en tout point semblable à ce que crayonnent les enfants quand on leur demande de dessiner une île. Tandis que le ciel clouté d’étoiles disparaît régulièrement dans l’éblouissement des éclairs de chaleur, un gros lutjan finit de griller au-dessus du feu de bois. S’il n’y avait ces gros rats des cocotiers qui vous filent entre les pattes et vous toisent, narquois et défiants, de leurs yeux rouges, ce serait peut-être le bonheur…